Nathaniel Kleitman, un mois enfermé dans une grotte
Scientifiques et cobayes (3/6)
Au lieu de mener ses recherches en laboratoire, le premier spécialiste du sommeil s’est isolé sous terre avec son assistant. Ses découvertes ont permis de mieux comprendre le rythme circadien

Qui peut bien vouloir vivre dans une grotte pendant un mois? Nathaniel Kleitman! Ce scientifique, né en 1895 et passionné par le sommeil, a créé le premier laboratoire spécialisé au monde sur ce thème à l’Université de Chicago. Pour mener ses recherches, il a beaucoup testé ses hypothèses sur lui-même.
Coupés du monde à 42 mètres de profondeur
En 1938, lui et son assistant Bruce Richardson s’enferment pendant trente-deux jours dans la grotte Mammouth au Kentucky, aux Etats-Unis. A 42 mètres de profondeur, avec une température constante de 12 degrés et sans lumière naturelle, ils sont coupés du monde réel. Leur nouvelle chambre est aménagée de façon rustique: un lit superposé, une table et quelques lanternes.
Pendant l’expérience, les deux hommes adoptent un emploi du temps particulier: dormir neuf heures, travailler pendant dix heures, redormir neuf heures… ce qui fait une journée de vingt-huit heures. Ils mesurent le rythme quotidien de leur température corporelle pour déterminer l’influence du changement de rythme par rapport aux vingt-quatre heures habituelles. Nathaniel Kleitman veut savoir comment le sommeil est généré lorsqu’il n’y a pas les conditions environnementales habituelles. Il s’agit aussi d’identifier si le rythme veille-sommeil peut être modifié ou si nous sommes réglés comme des pendules dès la naissance.
En changeant les repas, en enlevant la lumière, en ne pouvant pas mesurer le temps avec une montre, on se décale tous les jours un petit peu plus
Après trente-deux jours, Bruce Richardson, âgé de 20 ans, dort comme un bébé sur un rythme de vingt-huit heures et déclare s’être adapté en une semaine. Le spécialiste du sommeil, âgé de 43 ans à l’époque, continue de son côté à vivre sur un rythme de vingt-quatre heures, s’endormant à 10 heures du soir pour se lever le lendemain à 8h, malgré les contraintes de son nouvel emploi du temps.
«En changeant les repas, en enlevant la lumière, en ne pouvant pas mesurer le temps avec une montre, on est désynchronisé, explique Francesca Siclari, spécialiste du sommeil au CHUV de Lausanne, on se décale tous les jours un petit peu plus.» Selon Nathaniel Kleitman, la différence entre les deux scientifiques viendrait de leurs âges respectifs. Quand on est jeune, notre corps s’adapte mieux aux changements de rythme. L’expérience de la grotte permit aux chercheurs de mettre le doigt sur le rythme circadien, notre cycle biologique de vingt-quatre heures qui sera défini quelques années plus tard par Franz Halberg.
Longue série d’auto-expérimentation
Cette auto-expérimentation fut la première d’une longue série. En 1948, Nathaniel Kleitman s’enferme dans le sous-marin Dogfish pendant deux semaines pour explorer les variations de sommeil sous l’eau. Selon lui, le fonctionnement des quarts de travail, notamment de nuit, n’était pas le plus efficace et il propose un autre rythme de travail pour s’adapter au cycle de vingt-quatre heures.
Direction le cercle arctique en 1951, à la saison où le jour est constant, pour étudier une nouvelle fois pourquoi – mais pourquoi! – on s’endort. Il ne ferme plus l’œil de sa vie: ses expériences se poursuivent sur ses collègues, ses amis et même sa famille! Ses méthodes originales lui permettent d’étudier de près un phénomène ignoré: le sommeil lui-même. Selon l’idée largement répandue au début du XXe siècle, il ne se passait pas grand-chose durant cette activité et elle n’avait aucune influence sur notre santé ou notre comportement une fois éveillé.
Sommeil paradoxal
Le scientifique va encore se passionner pour les mouvements des yeux et la respiration durant le sommeil. Avec l’aide d’un de ses doctorants, Eugene Aserinsky, il découvre en 1953 le sommeil paradoxal, ou sommeil REM (rapid eye movement), décrit comme la phase de sommeil où les yeux bougent sous les paupières. Il pense avoir trouvé la phase pendant laquelle on rêve.
Il publie dès 1939 un ouvrage considéré comme la bible de la recherche sur le sommeil, regroupant énormément de thématiques liées au sommeil dont l’hibernation et l’hypnose. Chez Nathaniel Kleitman, le marchand de sable est passé pour la dernière fois en 1999, alors que le scientifique était âgé de 104 ans.