Les patients multimorbides, un défi pour la médecine
Médecine
Avec le vieillissement de la population, les personnes atteintes de plusieurs maladies chroniques sont toujours plus nombreuses. Leur prise en charge, difficile, nécessite de repenser en profondeur le système de santé suisse

C’est sans nul doute l’un des plus gros défis qu’aura à affronter notre système de santé dans les années à venir. A tel point que certains utilisent même le terme de disruption pour qualifier le phénomène. Avec le vieillissement de la population, le nombre de patients présentant simultanément plusieurs maladies chroniques, telles que diabète, maladies cardiovasculaires, démence, dépression, problèmes pulmonaires ou ostéo-articulaires, va croître significativement, compliquant ainsi drastiquement leur prise en charge.
Car la multimorbidité, terme qualifiant la co-occurrence de deux, trois (voire plus) affections récurrentes, engendre des traitements médicamenteux complexes, souvent responsables de nombreuses interactions, des complications pouvant même conduire à des hospitalisations dans les cas les plus sévères. «Au-delà de cinq médicaments pris simultanément, on estime qu’il n’est plus possible de contrôler les effets secondaires», confirme Nicolas Rodondi, directeur de l’Institut bernois de médecine de famille et médecin chef de la policlinique médicale de l’Hôpital de l’Ile, présent lors d’une conférence organisée sur ce thème par la société de médecine interne générale, début décembre à Berne.
Lire aussi: «La douleur chronique déchire la vie»
«Choisir le bon traitement pour ce type de patients est très compliqué, ajoute Edouard Battegay, professeur en médecine interne à l’Université de Zurich, car les médicaments qui marchent sur un symptôme ou une maladie, peuvent potentiellement avoir des effets délétères sur une autre. Il est donc très difficile d’édicter des guidelines cliniques pour les personnes multimorbides, car les combinaisons possibles sont vraiment très nombreuses.»
Patients ignorés par la recherche
En Suisse, on estime que 40% des personnes hospitalisées jusqu’à l’âge de 60 ans présentent au moins trois diagnostics secondaires à la raison initiale de leur prise en charge. Ce chiffre atteint plus de 65% pour les individus entre 70 à 80 ans, et passe au-delà de 80% pour les plus âgés. Plus globalement, la multimorbidité toucherait entre 20 et 30% de la population générale, tous âges confondus.
Malgré ces chiffres importants, les patients multimorbides restent encore largement négligés par la recherche. «La présence de plusieurs maladies est un facteur d’exclusion des essais cliniques, s’indigne Bernard Burnand, médecin chef de l’Unité d’évaluation des soins et du Centre d’épidémiologie de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive du CHUV-UNIL. De même, la moyenne d’âge des participants dans des études cliniques concernant le traitement de l’ostéoporose, par exemple, est de 64 ans, alors que la médiane pour ce type de pathologie et de 84,8 ans.»
Aux Etats-Unis, des études ont démontré qu’un individu porteur d’une maladie chronique voyait environ quatre médecins différents. Ce nombre grimpe à 14 lorsque cinq affections sont concomitantes
Dans les faits, 63% des études portant sur l’efficacité d’un traitement se concentrent uniquement sur des patients porteurs d’une seule maladie, et pour lesquels on imagine que les bénéfices attendus dépasseront les effets délétères. Les patients multimorbides sont systématiquement mis de côté car il est certain qu’ils présenteront davantage d’effets secondaires, mais aussi parce que les bénéfices sur leur santé seront plus difficiles à évaluer par les industries pharmaceutiques.
Insuffisances du système
De par sa grande fragmentation en silos de spécialistes, le système de santé suisse s’avère également peu adapté à la complexité des patients multimorbides. Faute de coordination suffisante, les malades sont souvent contraints de multiplier les consultations chez plusieurs médecins, sans que ceux-ci aient nécessairement une vision globale du patient. «Ce manque de continuité n’est pas sans conséquences, analyse Sabina de Geest, directrice de l’Institut des sciences infirmières à l’Université de Bâle. Cela peut entraîner des recommandations conflictuelles ou inappropriées, des erreurs de médication, un manque d’information pour le malade, ou encore des hospitalisations inutiles.»
Associée à une augmentation de la consommation des ressources de santé, la multimorbidité a aussi un impact non négligeable sur les coûts. On estime en effet qu’un patient présentant plus de quatre affections chroniques, verra en moyenne douze fois par an son médecin généraliste, contre 3,7 pour une personne n’en présentant aucune. Le taux de consultations hospitalières ambulatoires ou d’hospitalisations sera également plus élevé. «Aux Etats-Unis, des études ont démontré qu’un individu porteur d’une maladie chronique voyait environ quatre médecins différents. Ce nombre grimpe à 14 lorsque cinq affections sont concomitantes», explique Nicolas Rodondi, médecin chef à l’Hôpital de L’Ile.
Lire aussi: En Suisse, 2,2 millions de personnes souffrent de maladies chroniques
«La question de la multimorbidité est un thème révélateur des insuffisances de notre système actuel, de la nécessité de trouver de nouvelles pistes, s’inquiète Mauro Poggia, conseiller d’Etat genevois en charge de la santé. Pour faire face à ce problème, il est fondamental de changer notre culture de la prise en charge des patients et de trouver les moyens de financer une meilleure coordination. Cela demande également d’adapter les structures hospitalières, davantage calibrées pour les soins aigus que pour les maladies chroniques, et de constituer des équipes interprofessionnelles, ce que nous n’avons pas encore assez l’habitude de faire.»
Priorité à la qualité de vie
Constituer des équipes interprofessionnelles, c’est justement l’objectif d’un projet lancé début janvier dans le canton de Bâle-Ville. Afin d’améliorer la prise en charge des seniors atteints de multimorbidité, l’Université de Bâle, en collaboration avec le Canton et les services de soins à domicile, a mis en place un programme de soins intégré communautaire dénommé INSPIRE. Son but: proposer des services à vocation sociale, dispenser des soins, mais aussi promouvoir la prévention et une meilleure information.
Le rôle du médecin généraliste est aussi crucial, afin de remettre au centre de l'attention les besoins du patient. Car très souvent l’objectif initial, pour les personnes atteintes de plusieurs maladies chroniques, n’est pas une prise en charge centrée sur la pathologie, mais bien le maintien de la qualité de vie et du statut fonctionnel. «C’est ce qui ressort très fortement de la littérature, énonce Nicolas Senn, directeur de l’Institut universitaire de médecine de famille de la Policlinique médicale universitaire. Si les médecins se concentrent trop souvent sur les aspects biomédicaux, le patient lui, cherche avant tout à garder son indépendance, à ce que l’on soulage la douleur, parfois tout simplement à rester vivant.»