Après avoir été délaissées dans les pays occidentaux où elles ont été utilisées jusque dans les années 1960, les phagothérapies, fondées sur l’utilisation de virus incapables de nous infecter mais destructeurs pour les bactéries pathogènes, font leur retour en grâce.

La raison? L’augmentation alarmante des résistances aux antibiotiques. Elles auraient causé 1,27 million de décès en 2019 d’après une étude parue dans le Lancet en 2022, et ce chiffre pourrait atteindre 10 millions en 2050, d’après un rapport publié en 2019 par le Groupe spécial de coordination interinstitutions des Nations unies sur la résistance aux antimicrobiens (IACG).

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Dans certains services hospitaliers, aux Etats-Unis ou en Europe, les phagothérapies viennent dorénavant au secours des antibiotiques: «Je suis plus optimiste maintenant que je ne l’étais il y a un an et je serais surpris si les phages n’étaient pas utilisés en pratique clinique d’ici à deux ans, affirme Robert Schooley, qui codirige le Centre pour les applications et les thérapies innovantes utilisant les phages (IPATH) à l’Université de Californie à San Diego. Il faut apprendre comment utiliser les phagothérapies et nous avons besoin des essais cliniques pour cela, mais je n’ai aucun doute sur le fait que la phagothérapie va trouver sa place en médecine.»

A l’origine de la création d’Ipath en 2018 par l’infectiologue Steffanie Strathdee, la guérison de son époux, le psychiatre Tom Patterson grâce à la phagothérapie. Il avait été infecté par une bactérie multirésistante de l’espèce A. baumannii lors d’un voyage en Egypte en 2015 et face à l’échec des traitements disponibles, son état s’était dégradé au point de compromettre son pronostic vital. Steffanie Strathdee avait alors mobilisé une équipe internationale de chercheurs et de médecins pour tenter de sauver son mari. Depuis, les cas de succès face à des situations d’impasse thérapeutique se multiplient pour des infections sévères, telles que les infections ostéoarticulaires complexes, les infections pulmonaires chez les patients atteints de mucoviscidose ou l’infection de plaies chez les grands brûlés.

Banques de phages

Comment dès lors rendre les phagothérapies accessibles en pratique clinique au-delà de ces situations extrêmes? Derrière cette question se joue une bataille discrète, opposant une partie du monde académique au monde industriel.

Il s’agit notamment de trancher sur la possibilité de produire des phages et d’évaluer leur pouvoir thérapeutique selon les exigences des agences réglementaires occidentales en matière de médicament. Certains spécialistes des phagothérapies en doutent: «Au niveau réglementaire, le statut du médicament exige que les phages soient produits selon les normes de bonne pratique de fabrication, en plus de leur autorisation de mise sur le marché suite à leur évaluation au cours d’essais cliniques, argumente Jean-Paul Pirnay du laboratoire de technologie cellulaire et moléculaire (LabMTC) de l’hôpital militaire Reine Astrid à Bruxelles. Ces exigences sont adaptées à des médicaments stables, comme lorsqu’on produit des molécules chimiques qu’on peut vendre durant des années sur un marché de millions de personnes.»

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«Mais, détaille Jean-Paul Pirnay, avec les phages, l’évaluation est problématique. La pharmacodynamique par exemple, qui étudie la manière dont un médicament se diffuse dans le corps et interagit aux niveaux cellulaire et moléculaire, varie d’un cas à l’autre. Elle dépend de la bactérie en cause, du phage, ainsi que de la concentration de la bactérie dans l’infection.» Selon lui, ce modèle de développement est d’autant plus inadapté que les phagothérapies doivent souvent être composées sur mesure selon la souche bactérienne impliquée dans une infection donnée.

Les phages, que l’on trouve dans les océans, dans les eaux usées, dans les lacs ou encore dans le corps humain sont en effet des entités biologiques qui coévoluent avec les bactéries depuis des milliards d’années. Contrairement aux antibiotiques, ils sont très spécifiques. Au moins 300 phages sont par exemple nécessaires pour couvrir les souches d’Acinetobacter baumannii isolées de cas cliniques. Il faudrait donc pouvoir disposer pour la plupart des espèces bactériennes de banques de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de phages, dans lesquelles piocher au cas par cas pour ces phagothérapies sur mesure.

D’où le développement d’une production académique. Le LabMTC produit ainsi en salle blanche des phages qui ont permis de traiter environ 130 patients dans 35 hôpitaux répartis dans 12 pays européens. Le projet PhageInLyon lancé en 2020 par les hospices civils de Lyon pour développer la phagothérapie en France inclut également le développement d’une production académique, par le volet PhageOne du projet, soutenu par l’Agence nationale de la recherche en France. Idem pour le laboratoire des bactériophages et des phagothérapies du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) créé en mars 2021, avec le projet de création d’une banque de phages dirigés contre P. aeruginosa.

Cocktails de phages

Ce qui n’empêche pas l’industrie de miser elle aussi sur ce domaine, en complément de cette production académique. Le modèle? Les cocktails de phages, tels ceux commercialisés depuis plus de 80 ans par l’Institut Eliava en Géorgie contre des maladies communes comme les infections respiratoires ou urinaires. «L’idée est d’avoir un pool de trois ou quatre phages pouvant être étendu et renouvelé progressivement pour couvrir 90% des infections résistantes aux antibiotiques. En outre, on pourrait les entraîner de manière à renforcer leur efficacité», défend Didier Hoch, le directeur de la société Pherecydes spécialisée dans les phagothérapies.

«Pour certaines espèces comme S. aureus, les phages sont plutôt à «large spectre» et des cocktails de deux ou trois phages pourraient donc couvrir la grande majorité des souches. Mais pour d’autres espèces comme Pseudomonas, ou Klebsiella, un phage cible 20% des souches en moyenne. Il faudrait donc combiner un plus grand nombre de phages pour obtenir de tels cocktails», rétorque Grégory Resch du laboratoire des bactériophages et de la phagothérapie du CHUV.

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Ces cocktails présentent l’avantage d’être immédiatement disponibles, contrairement à la production ad hoc dont le délai peut compromettre la survie du patient. Mais plusieurs spécialistes s’inquiètent des effets d’un usage massif, en cas de production industrielle: «Si nous utilisons massivement des cocktails de phages, nous allons répéter les erreurs commises avec la mauvaise utilisation des antibiotiques. Les phages dans un cocktail ne sont pas tous actifs contre la souche d’un patient donné et en les administrant systématiquement nous risquons de favoriser la sélection de souches bactériennes phago-résistantes», prévient ainsi Grégory Resch.

Evaluation clinique compliquée

Reste le problème de leur évaluation clinique, nécessaire à leur autorisation de mise sur le marché par les agences réglementaires. Les essais cliniques se sont jusqu’à présent heurtés au manque de spécificité de ces cocktails, qui nécessitent, avant d’être utilisés, que l’efficacité des phages qu’ils contiennent soit testée au cas par cas. De nouveaux essais cliniques intégrant cette contrainte sont en cours pour des cocktails produits par Pherecydes ou par la société américaine Armata. Si ceux-ci s’avéraient concluants, ce modèle – que privilégie l’Agence européenne du médicament en Europe tout comme la Food and Drug Administration aux Etats-Unis – pourrait s’imposer, en réservant le modèle de phagothérapie sur mesure aux cas où les cocktails ne fonctionnent pas.