Chaque semaine de l'été, «Le Temps» évoque une molécule qui a changé le monde en entrant dans la grande famille des médicaments.

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La streptomycine est le premier antibiotique qui fut efficace contre la tuberculose, à une époque où le bacille de Koch tuait jusqu’à 400 personnes par jour rien qu’aux Etats-Unis. Les conditions de sa découverte aussi en font un jalon de l’histoire de la science, à deux titres: c’est pour tester son efficacité qu’ont été imaginés les premiers essais contrôlés randomisés, une étape fondamentale dans l’histoire de la recherche médicale. La seconde curiosité de la streptomycine est moins glorieuse: elle a donné lieu à un des premiers litiges connus opposant un étudiant et son professeur pour des questions de propriété intellectuelle.

Le héros de l’histoire est un microbiologiste américain né près de Kiev en 1888 et émigré aux Etats-Unis en 1910, Selman Abraham Waksman, qui étudie puis enseigne à l’Université Rutgers, dans le New Jersey. Fasciné par les moisissures des sols, il isole, dès ses années de licence en 1915, des champignons qui, en se multipliant, détruisent des bactéries également présentes dans la terre – les prémices de substances qui pourraient peut-être combattre des agents pathogènes humains. Mais ce n’est qu’en 1943 qu’il confie à ses doctorants le soin d’étudier ces actinomycètes, dans l’espoir de trouver un antibiotique contre la tuberculose – «antibiotique» est créé par lui, dérivant des mots de Louis Pasteur, «la vie peut empêcher la vie».

L’un de ces doctorants, Albert Schatz, isole en quelques semaines la streptomycine à partir d’une souche de Streptomyces griseus, le champignon trouvé par Waksman trente ans plus tôt. L’agronome de 23 ans apparaît en premier auteur sur l’article princeps publié le 1er janvier 1944, et «d’emblée, les résultats parurent sensationnels», s’enthousiasme rétrospectivement la Gazette de Lausanne en 1948.

Cependant, les droits du brevet vont au seul Waksman, qui se contente d’envoyer quelques chèques de 500 dollars à son ex-étudiant. Schatz porte l’affaire en justice et obtient 3% des ventes du produit (c’est le laboratoire Merck qui produit et commercialise l’antibiotique). Affront suprême, en 1952, lors de la remise de son Prix Nobel de physiologie ou médecine, Waksman ne cite Schatz que dans les remerciements, et seulement en treizième position…

Toute sa vie, l’ex-doctorant a tenté d’obtenir que le motif d’attribution du prix passe de «découverte» à celui de «travaux préparatoires». L’Université Rutgers lui a finalement rendu justice mais encore aujourd’hui le site des Nobel évoque la «découverte» de Waksman seul. De ses cahiers de laboratoire retrouvés en 2010 dans des cartons oubliés à Rutgers, cinq ans après sa mort, il ressort cependant que Schatz avait bien techniquement été le découvreur de la streptomycine, selon le New York Times qui y a eu accès.

Cela, c’est pour la petite histoire (mais qui a vécu de près un épisode de vol de recherche sait quel cataclysme c’est pour la victime, qui ne s’en remet parfois pas). La streptomycine est aussi restée dans la grande histoire parce que c’est pour la tester qu’ont été inventés des protocoles d’essais cliniques fondateurs. Une équipe britannique a ainsi révolutionné les usages en imposant la randomisation avec groupe témoin: tirage au sort, enveloppes numérotées, triple lecture indépendante en fin d’étude… Groupe contrôle et recours aux statistiques sont ensuite devenus les solides piliers de la recherche médicale moderne.

A l’origine de la découverte d’une vingtaine d’antibiotiques, Waksman a raconté ses combats de microbiologiste dans son autobiographie Ma Vie avec les microbes, un «récit fascinant qui ne peut qu’encourager l’effort des jeunes chercheurs», s’émerveillait le Journal de Genève en 1965. Un classique qui se lit encore bien aujourd’hui.