«La Suisse est complètement indigente en termes de numérisation des données de santé et la pandémie nous a démontré que cela péchait à tous les niveaux, appuie Didier Trono, professeur à l’EPFL et responsable du groupe diagnostics et tests de la task force scientifique suisse. Encore aujourd’hui, nous sommes toujours obligés de bricoler pour avoir accès à certaines informations.»
Cet avis, sévère, est loin d’être isolé. «De façon générale, la crise du covid a fait apparaître des carences béantes dans le système de santé suisse, analyse Mauro Poggia, chef du Département de la sécurité, de l’emploi et de la santé du canton de Genève. Il y a peu de coordination, pas de données permettant de piloter le système de santé, les processus sont obsolètes, et on a pu observer des déficits en compétences effarants au sein de l’OFSP.
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■ Remontées d’information chaotiques
La pandémie de Covid-19 a en effet démontré à quel point l’échange et le traitement numérique de données étaient nécessaires à la gestion de la crise et plus globalement du système de santé. Or de ce côté, les exemples de dysfonctionnements ont été nombreux en Suisse. On se souvient notamment, au cours de l’été, de la publication de chiffres erronés par l’OFSP sur les principaux sites d’infections, puis de leur correction quelques jours plus tard, ou encore du nombre de nouveaux cas évalué en fonction du poids des formulaires reçus…
Dans plusieurs pays il est possible d’avoir accès aux informations liées à la vaccination en temps réel, ce qui serait envisageable en Suisse si les données cantonales étaient transmises de manière automatisée au sein d’un système d’information fédéré
Edouard Bugnion, professeur à l’EPFL
Face à cette cacophonie grandissante, Berne et les cantons s’accordent finalement pour créer une banque de données nationale. La Confédération acquiert alors pour 700 000 francs un logiciel allemand, Sormas, afin de remplacer les listes Excel et pouvoir enregistrer de manière automatique et uniforme les données de traçage des cas contacts en provenance des cantons. Problèmes: seuls 16 cantons, principalement en Suisse alémanique, se rallient à ce système et ces derniers ne parviennent pas, de surcroît, à trouver une solution intercantonale qui rendrait les données interopérables entre elles. «L’exécution du logiciel Sormas a été déléguée aux cantons, qui ont décidé de le déployer en 16 entités différentes opérant chacune en silo, explique Edouard Bugnion, professeur à l’EPFL. Ce choix a complètement réduit la pertinence de ce système et complique énormément le traçage, notamment celui des cas contacts qui auraient transité entre plusieurs cantons.»
Le même scénario se répète avec l’interface censée garantir une collecte homogène des données vaccinales. Face à des retards dans le déploiement de la solution proposée par l’OFSP, Berne, Vaud, Neuchâtel, Jura et Bâle-Ville décident de se munir de leur propre outil informatique. Cette hétérogénéité n’est pas sans conséquence. Il aura fallu attendre plusieurs semaines pour enfin obtenir les premières données vaccinales sur un plan fédéral, avec des chiffres qui, encore aujourd’hui, restent lacunaires. «Dans plusieurs pays, comme l’Italie, il est possible d’avoir accès aux informations liées à la vaccination en temps réel, ce qui serait tout à fait envisageable en Suisse si les données cantonales étaient transmises de manière automatisée au sein d’un système d’information fédéré», ajoute Edouard Bugnion.
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Ce fonctionnement en silo a également généré des retards lorsqu’il a été question de savoir combien de lits étaient occupés dans les services de soins intensifs du pays. «Peu avant le début de la pandémie, nous avions discuté avec la faîtière des hôpitaux, qui ne comprenait pas la nécessité de mettre en place un système national de monitorage des lits en cas de crise, se rappelle André Duvillard, délégué au Réseau national de sécurité. Aujourd’hui tout le monde comprend pourquoi c’était important.» Confronté à un manque patent de remontée d’informations, ce dernier décide de mettre en place un système géré par la Confédération, qui depuis une année produit tous les jours une cartographie des capacités hospitalières en Suisse. «Les hôpitaux faisaient déjà ce travail à l’interne mais, faute d’automatisation et d’interface permettant de transférer ces données, ils ont été obligés de faire une double saisie manuelle pour chaque entrée. Les cantons n’ayant toujours pas compris la nécessité de faire remonter ces informations, nous sommes parfois obligés d’appeler directement les responsables pour avoir accès à leurs données», relate André Duvillard.
■ Une administration fédérale dépassée
Tous les interlocuteurs que nous avons interrogés semblent s’accorder sur une chose: l’administration fédérale ne semble pas avoir saisi, jusqu’ici, l’importance de la numérisation des données de santé. Résultat: la Suisse est aujourd’hui très en retard en comparaison internationale. Selon le Digital Health Index de la Bertelsmann Stiftung, le score de la Suisse est de 40,6 sur un maximum de 100, loin derrière des pays comme l’Estonie, le Canada, le Danemark ou Israël. «Il y a des aspects structurels en lien avec le fédéralisme qui ne simplifient pas cette démarche, analyse Ioannis Xenarios, professeur de biologie computationnelle à l’Université de Lausanne et au Centre hospitalier universitaire vaudois. Mais la formation à la digitalisation dans la Berne fédérale est aussi proche du néant.»
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Comment expliquer ce manque d’appétence pour la numérisation? «Il n’y a pas de volonté politique de donner les moyens à l’OFSP de faire son travail correctement, affirme Mauro Poggia. C’est la raison pour laquelle ce dernier est sous-doté en personnel et en compétences. Et la LAMal, qui laisse les professionnels de la santé totalement libres de faire ce qu’ils veulent, est un frein à la modernisation des processus.»
Un point de vue partagé par Ioannis Xenarios, qui relève aussi le manque d’investissements dans le domaine: «Quatre postes ont été ouverts récemment à l’Office fédéral de la statistique, qui est le département le mieux placé pour gérer les données générées par les cantons, mais il en faudrait 40 de plus pour rattraper notre retard. Si l’on ne considère pas la numérisation, notamment de notre système de santé, comme quelque chose de stratégique, nous allons non seulement rater le coche par rapport à ce que cela pourrait apporter en termes d’aide à la décision, mais nous risquons aussi de voir ces données passer aux mains d’entreprises privées.»
■ Des cabinets peu numérisés
Si la gestion de la pandémie de Covid-19 a contribué à mettre en lumière le manque de numérisation de la Suisse, d’autres aspects du système de santé souffrent aussi de ces lacunes. Un exemple? Alors que l’Estonie, la Suède, ou encore l’Ecosse ont depuis longtemps instauré un dossier électronique du patient (DEP) efficace, la Suisse, elle, se démène encore avec sa mise en place, faisant face à de multiples résistances.
Parmi les pierres d’achoppement au déploiement d’un tel outil se trouve notamment le manque d’informatisation des cabinets médicaux. Selon les données de l’Office fédéral de la statistique, seuls 44% des cabinets médicaux et des centres ambulatoires avaient une gestion entièrement électronique de leurs dossiers en 2018. De même, selon un rapport de l’Observatoire national de la santé, réalisé en 2015, seuls 54% des médecins disposaient du dossier médical informatisé, contre près de 100% au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en Norvège.
«La Suisse est à la traîne dans la mise en place de dossiers informatisés, car il n’y a pas d’incitatifs forts dans ce sens en provenance des autorités fédérales, remarque Nicolas Senn, directeur du Département universitaire de médecine de famille à Unisanté, à Lausanne. Dans le cadre de la pandémie, ce manque de digitalisation des cabinets se voit notamment lorsqu’il est question de prendre contact, pour la vaccination, avec les patients de plus de 75 ans ou atteints de maladies chroniques. Sans système électronique, tout doit se faire manuellement et cela prend des jours. On perd également une opportunité d’avoir une vision populationnelle de la patientèle affiliée à un cabinet, ce qui permettrait, par exemple, de mettre en place des actions de santé publique ciblées.»
■ Un sérieux manque d’interopérabilité
Faute de coordination et d’interopérabilité des données, il manque également à la Suisse un ensemble d’indicateurs de qualité et de sécurité approuvés à l’échelle nationale dans le domaine des soins de longue durée, des soins ambulatoires et à domicile. Des éléments qui sont pourtant essentiels pour pouvoir piloter le système de santé.
Nous ne pouvons pas nous permettre, à la prochaine pandémie, d’être aussi incompétents que nous le sommes actuellement
Didier Trono, responsable du groupe diagnostics et tests de la task force scientifique suisse
Actuellement, une quarantaine de prestataires différents proposent leurs logiciels à destination des hôpitaux et des cabinets, sans que ceux-ci puissent communiquer entre eux des données cliniques en cas de besoin. A titre d’exemple, sur les cinq grands hôpitaux universitaires de Suisse, seuls deux encodent leurs résultats de laboratoire en respectant des standards internationaux permettant d’échanger des données, alors que ces codes permettant l’interopérabilité existent depuis des années.
«L’industrie est souvent réticente à mettre au point des logiciels qui pourraient communiquer entre eux, car elle craint de ne plus bénéficier d’un marché captif, déplore Christian Lovis, médecin-chef du service des sciences de l’information médicale des Hôpitaux universitaires de Genève. Il n’est pas normal que les systèmes informatiques utilisés par deux services différents d’un même hôpital ne puissent échanger des données cliniques, ou qu’un prestataire privé doive perdre du temps à effectuer une double saisie entre son logiciel et celui d’autres systèmes dans un réseau de soins parce qu’une remontée automatique des informations n’a pas été pensée par le fabricant.»
Des efforts dans la production d’indicateurs ont été consentis ces dernières années, mais faute de moyens financiers suffisants il est encore difficile de rivaliser avec nos voisins étrangers lorsqu’il est question de pouvoir, par exemple, comparer les hôpitaux ou réaliser des audits de pratiques cliniques.
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«Pour avoir un aperçu, par exemple, du nombre d’opérations de prothèses de genou effectuées en Suisse, il faut contacter les hôpitaux et les assurances. Cela représente un travail de fourmi absolument titanesque, illustre Didier Trono. Cette situation intenable est le résultat d’un système décentralisé et très libéral, qui ne permet aucun vrai survol de la situation. Il faut absolument que le pays se dote d’un plan directeur en la matière qui aborde de front toutes les questions liées aux données de santé, y compris celles de la protection de la sphère privée. Nous ne pouvons pas nous permettre, à la prochaine pandémie, d’être aussi incompétents que nous le sommes actuellement.»