La biologiste Erika Cuéllar travaille avec les Indiens guaranis
«Voici un des 200 derniers guanacos qui survivent dans le Chaco», sourit, un peu nostalgique, Erika Cuéllar en désignant d’un hochement de tête le plus grand camélidé du continent. La piste est infernale, la jeep que conduit Erika fait des bonds dans un enchevêtrement de broussailles, arbustes, herbes sauvages et cactus. Si la végétation du Chaco, région grande deux fois comme la France et située à cheval entre la Bolivie, le Paraguay et l’Argentine, paraît impénétrable et vierge, elle n’en est pas moins menacée. «La pression exercée par les planteurs de soja, les éleveurs de bétail, les prospecteurs de pétrole et le gouvernement met en danger une biodiversité unique au monde», explique la biologiste. Elle sera le 13 mai à Lausanne pour participer à l’événement TEDxLakeGeneva, organisé par l’EPFL, afin d’y évoquer ses vingt dernières années passées à tenter de sauver ce qui reste du plus grand maquis des Amériques.
Née à Santa Cruz de la Sierra, la grande ville du Chaco bolivien, Erika Cuéllar y a fait ses études de biologie. «Je rêvais de faire médecine, mais mes parents m’ont vite fait comprendre que ce n’était financièrement pas possible, explique la jeune femme. Je me suis donc tournée vers la biologie, c’était, me semblait-il, la seule voie qui allait m’ouvrir assez d’espace pour faire mon chemin.» Son diplôme de biologie en poche, Erika se passionne rapidement pour le guanaco, car même s’il en existe des centaines de milliers en Patagonie, le plus grand mammifère du Chaco est menacé de disparition. Après des années d’observations et d’études, elle en fera le sujet de sa thèse, qu’elle défendra à Oxford en 2011.
Si le Chaco est une des régions où la déforestation est la plus rapide au monde, cela ne suffit toutefois pas à expliquer le péril que court le guanaco bolivien. Le changement climatique, la diminution des feux de forêt, la modification du régime des pluies et de la composition chimique des sols font que l’herbe à guanaco n’est plus la même. Un phénomène qui a également été remarqué dans la savane africaine, mettant en danger des espèces qui n’ont pas le temps de s’adapter à la transformation de leur alimentation.
C’est en observant le guanaco qu’Erika a connu les peuples autochtones du Chaco bolivien, «des gens de grande valeur et qui connaissent parfaitement le terrain». La jeep stoppe enfin dans un village d’Indiens guaranis composé de maisons précaires en bois avec des toits de paille ou de tôle. José est là, il attendait Erika sur le seuil de ce qui ressemble à une école; c’est un des parabiologistes qu’Erika a formés pour protéger le Chaco.
Les parabiologistes, c’est le cœur du projet d’Erika Cuéllar, qui lui a permis de gagner le Prix Rolex à l’entreprise en 2012. «Pour protéger et conserver l’environnement, il faut impliquer les gens qui y vivent en leur donnant une formation complétant leur expérience du terrain», assure Erika. La formation proposée n’est en effet pas que scientifique, les futurs parabiologistes apprennent à utiliser un microscope, certes, mais également à recenser les animaux et à leur prodiguer les premiers soins. «Grâce à cette formation, je ne crains plus de m’adresser aux autres, j’ai appris à compter et à écrire, à utiliser un ordinateur et à m’impliquer dans la conservation», explique José, la voix remplie de fierté. «C’est ce à quoi je veux arriver, renchérit Erika. Que les indigènes soient autonomes et surtout capables de prendre des décisions.» La biologiste ne prétend en aucun cas être «la prof», mais simplement celle qui expose des techniques simples et accessibles. La plupart des parabiologistes qu’Erika a formés depuis 2008 n’ont en effet bénéficié que d’une éducation minimale, comme José, qui n’a pas été plus loin que la deuxième primaire, ou Luis, qui n’a jamais su compter. «Maintenant, je sais utiliser la règle de trois et on ne peut plus me rouler», sourit Luis qui, comme le tiers de ses collègues, est devenu garde forestier, une formation reconnue par l’Etat. «Quand je pense que j’étais à 50 centimètres du président et que j’ai pu lui parler, c’est à peine croyable», s’exclame fièrement José en exhibant une photo prouvant sa rencontre avec Evo Morales.
«C’est inouï la visibilité que m’a donnée l’obtention de ce prix, raconte Erika Cuéllar. Encore aujourd’hui je reçois des offres de collaboration, la plupart du temps bénévole, de gens qui veulent participer au projet.» Si la biologiste comprend la démarche et ne doute pas de sa sincérité, elle considère toutefois que ce n’est pas une solution. En effet, selon la scientifique bolivienne, il ne s’agit pas de venir sur place quelques semaines, de faire des mesures puis de rentrer chez soi. Pour Erika, les parabiologistes doivent faire partie d’une structure sociale locale ou nationale et être impliqués personnellement dans le projet. «En Amérique du Sud en général, et en Bolivie en particulier, on cherche toujours des fonds à l’étranger, s’irrite Erika. Je voudrais en terminer avec cette tradition où ce sont les ONG étrangères qui décident et qui utilisent une main-d’œuvre locale bon marché.»
Mais Dieu que la lutte est rude. «La pression sur les terrains est terrible», explique Efrain, le directeur du CABI, une organisation de défense des indigènes, qui a fait le voyage de Santa Cruz pour une réunion d’information au village. «Même s’il se dit indigène, le gouvernement adopte une politique ne nous favorisant guère, soupire Efrain. Nous nous battons depuis des années pour faire reconnaître notre territoire, en vain.» En effet, le président bolivien, Evo Morales, a toujours promis aux paysans pauvres des hauts plateaux andins de leur fournir des terrains pour vivre, or la plupart des sols fertiles et accessibles se trouvent justement dans le Chaco. De plus, de grandes entreprises essaient de noyauter les communautés indigènes en incluant les caciques dans leurs conseils de gestion dans le but d’obtenir le droit de s’installer sur leurs territoires. C’est le cas par exemple d’une cimenterie nationale qui a découvert un gisement de chaux sur le territoire guarani et qui veut l’exploiter à tout prix; un exemple qui peut se multiplier avec les entreprises de soja, de pétrole ou encore d’éleveurs de bétail.
«J’ai quelques minutes de parole à Lausanne, j’ai envie de montrer ce qui me fait avancer, affirme avec émotion Erika Cuéllar. Je suis à moitié Guaranie par ma mère, et j’en suis fière. Ce prix a prouvé aux Boliviens que nous pouvons nous aussi faire partie de ce monde. Il y a un sentiment général que nous sommes pauvres et condamnés. Alors, c’est vrai qu’on a peut-être bu moins de lait étant enfants, qu’on n’a pas été exposés à la technologie comme les autres, mais avec des efforts, on peut y arriver.» Et puis, si pour finir elle doit ne pas y arriver, Erika Cuéllar a également prévu des leçons de conduite dans la formation de ses parabiologistes, «comme ça, s’ils ne trouvent rien, ils pourront au moins devenir chauffeurs».
La pression exercée par les acteurs des activités liées au soja, au bétail et au pétrole menace la biodiversité