Parlez-vous le bon scientifique? Si oui, alors c’est certainement dans la langue d’Isaac Newton: l’anglais. Comme le latin avant lui, l’anglais est devenu la langue des sciences, et plus largement de la production académique.

Avoir un langage commun facilite la communication des scientifiques du monde entier, à l’écrit comme à l’oral, mais pose également des questions. Parmi elles: que peuvent les langues «exclues» de la science, comme c’est le cas pour de nombreuses langues africaines?

Quand les mots viennent à manquer

Decolonise Science est un projet qui vise à faire un peu de place à six langues africaines dans la littérature scientifique. Soutenu par plusieurs Etats ainsi que Google, l’objectif de cette initiative est dans un premier temps de traduire 180 articles scientifiques stockés sur le serveur ouvert AfricArXiv de l’anglais ou autres vers l’amharique, le luganda, le zoulou, le sotho du Nord, le haoussa et le yoruba, six langues parlées sur tout le continent africain par près de 100 millions de personnes. Un appel à contributions a été lancé, les scientifiques africains désireux de voir leurs travaux traduits ont jusqu’au 31 août pour se manifester.

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L’intérêt est double, à en croire l’équipe chargée du projet. Avoir à sa disposition un corpus parallèle d’articles traduits dans des langues indigènes s’avère utile non seulement pour les chercheurs et élèves dont la langue maternelle n’est pas l’anglais, mais aussi pour favoriser l’intégration de mots, de concepts et de méthodes scientifiques dans des cultures parents pauvres des sciences.

De nombreux pays africains sont directement confrontés à ce problème. Ils voient souvent leurs jeunes chercheurs migrer dans des pays du Nord, les privant ainsi de potentielles retombées bénéfiques pour la culture scientifique. Quant aux langues indigènes, elles sont généralement utilisées pour discuter chez soi ou dans la rue, rarement dans le milieu scolaire ou académique. Résultat, le vocabulaire en vient à manquer pour décrire certains concepts. En zoulou, amagciwane désigne un microbe, sans faire la distinction entre virus et bactérie, rapporte un article sur le site Nature.

Pour y remédier, Decolonise Science va faire appel à des traducteurs qui vont s’attaquer, dans les 180 articles sélectionnés, aux mots n’ayant pas d’équivalent dans les six langues cibles dans le but d’inventer une nouvelle terminologie. Les articles serviront ensuite à entraîner des algorithmes de traduction tels que ceux utilisés par Google Translate, où ces langues sont largement absentes – et par extension, absentes d’internet.

L’anglais international est pratique, mais pauvre

Une telle démarche présente un intérêt aussi pour les sciences. «Pour transmettre des connaissances scientifiques le plus largement possible, il faut le faire dans les langues maternelles de chacun: c’est ainsi qu’on la comprend mieux et qu’on partage plus facilement», dit Eric Mutabazi, du Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les questions vives en formation et en éducation de l’Université catholique de l’Ouest, à Nantes.

Ce maître de conférences originaire du Rwanda dit avoir suivi l’école d’abord en kinyarwanda, sa langue maternelle, avant de passer au français en entrant au collège, ce qui n’est pas allé sans difficultés. «J’ai compris certains concepts des années plus tard, avec davantage de maîtrise de la langue.» Pour ce chercheur, «communiquer la science en anglais permet aux non-natifs de mettre en commun les connaissances mais au prix d’une perte de la richesse de la pensée».

Constat partagé par Laurent Gajo, de l’Ecole de langue et de civilisation françaises de l’Université de Genève: «L’anglais scientifique impose souvent un formatage de l’écriture et, par voie de conséquence, du mode de raisonnement. Les chercheurs écrivent, certes, selon des règles propres à leurs domaines, mais de plus en plus selon les attentes de certaines grandes revues, ce qui tend à uniformiser la réflexion.»

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Le multilinguisme permet également d’enrichir la réflexion scientifique. Avant d’écrire, il faut parler, discuter, argumenter, préciser dans une incessante reformulation des idées et des concepts qui gagne à être abordée dans plusieurs langues. «Prenez le carré et le rectangle, illustre Laurent Gajo. Certaines langues n’ont qu’un mot pour désigner ces deux formes géométriques, ce qui n’est pas un signe de pauvreté: il existe un lien entre ces deux figures (le carré est un rectangle particulier), lien absent du français ou de l’anglais par exemple.»

Mais l’hégémonie de la perfide Albion ne risque pas de s’estomper de sitôt. Marchandisation du savoir, course à la publication et aux performances favorisent largement l’anglais. Rien qu’en Suisse, fière de ses langues nationales, les soumissions de projets de recherche au Fonds national suisse doivent se faire… en anglais.