– Nouria Hernandez, quelles sont vos priorités pour l’Université de Lausanne (UNIL)?
– En ce moment, l’institution est en bonne forme. C’est une chance d’arriver à ce moment-là. Mais la diriger reste un défi, car il est facile de faire moins bien. Avant tout, j’aimerais pousser le thème du «développement viable». Je préfère ce terme à celui de «durable», car «viable» implique pour moi davantage l’idée de survie dans la durée. Ce sujet dépasse les problématiques uniquement environnementales. Il me plaît car il permet de penser aux générations à venir. Je me demande si la mienne n’a pas eu la chance de vivre un pic de prospérité et de qualité de vie, dans plusieurs domaines. Prenons l’exemple des antibiotiques, qui ont quasi vaincu les maladies infectieuses: aujourd’hui, les microbes développent des résistances à ces médicaments. Va-t-on revenir à une époque où mourir d’une maladie infectieuse n’était pas rare? Cela donne à réfléchir.

– Cette évolution ne pourrait-elle pas être compensée par d’autres avancées scientifiques?
– C’est le grand enjeu du développement viable: d’aucuns estiment que les découvertes de nouvelles technologies vont résoudre tous nos problèmes. C’est possible, et ce serait magnifique. Malheureusement, je n’arrive pas à être aussi optimiste. Dans le domaine de l’énergie par exemple, cela fait des décennies qu’on sait que l’on consomme nos ressources de façon exagérée, mais l’on n’a pas encore réussi à améliorer la situation. C’est pourquoi je pense que je tiens là un beau projet pour l’UNIL dans son entier. Le «développement viable» est un sujet de réflexion interdisciplinaire, impliquant la technologie, les sciences de la vie, l’écologie, la philosophie, l’économie, la politique. C’est une belle manière de fédérer le travail de toutes nos facultés. Et de donner lieu à de nouvelles collaborations avec l’EPFL.

– Justement, vous êtes issue des sciences de la vie, domaine qui a «explosé» depuis une décennie à l’EPFL. Cela a-t-il joué un rôle dans votre élection?
– Peu. Ou alors cela m’a plutôt défavorisée, dans le sens où les facultés de sciences humaines sont inquiètes – ce que je comprends. D’autant que deux des vice-recteurs de mon équipe sont l’un médecin, l’autre géologue. Elles devraient être vite rassurées! Cela dit, j’espère pouvoir travailler étroitement avec l’EPFL, tant je trouve qu’avoir ces deux institutions sur un même campus est unique.

– Ne vivez-vous pas, avec l’EPFL, une certaine «coopétition», mélange de coopération et de compétition?
– En sciences, ceci est toujours vrai, entre les laboratoires, les groupes. C’est parfois assez difficile à vivre. Mais cela fait aussi avancer les choses: il y a un côté simulant dans la compétition. Il faut trouver un juste milieu entre compétition et collaboration, sans quoi l’on aurait tendance à se reposer sur ses lauriers. Dans nos deux institutions, il y a beaucoup de groupes, qui tous mènent des recherches un peu différentes.

– Lors de votre nomination en 2015, vous disiez avoir «un an pour apprendre» à devenir rectrice. Qu’avez-vous appris?
– Ma première démarche fut de recruter une équipe: cela fut une importante source d’apprentissage, puisque j’ai dû aller parler à tous les doyens des facultés et découvrir ces dernières ainsi que leur culture. J’ai assemblé une équipe qui s’entend bien et dont je suis très contente.

– Vous avez pourtant peiné à susciter de l’intérêt pour les postes de vice-recteurs tant au sein des sciences humaines et sociales que parmi les femmes…
– Je voulais absolument trouver deux femmes en plus de moi, je n’en ai trouvé qu’une. J’ai eu beaucoup de difficulté à trouver des candidates prêtes à tout lâcher car en général, les femmes qui s’engagent sont déjà énormément sollicitées, vu leur faible nombre. Je souhaite aussi augmenter le pourcentage des femmes professeures, c’est une de mes priorités. Mais ce sera difficile car de nos jours, si une femme professeure est mariée ou a un partenaire, c’est presque toujours aussi un professeur. Dès lors, si on souhaite recruter une telle personne, il faut souvent aussi trouver une solution académique pour son conjoint. Ce qui n’est pas simple. Dans la région lausannoise, qui héberge plusieurs hautes écoles, on pourrait mieux faire circuler l’information entre elles lors de tels cas de figure, pour permettre de trouver des solutions. D’autre part, alors que la moitié des étudiants de base en biologie sont des étudiantes, on perd ensuite ces dernières. En Suisse, l’idée est encore très ancrée que si une femme n’arrête pas de travailler pour s’occuper de ses enfants, ceux-ci seront «bizarres». Il y a chez les mères qui travaillent à plein temps un sentiment de culpabilité latent plus difficile à combattre que les autres discriminations liées au sexe.

– Parmi vos autres priorités figure le soutien à l’entrée des étudiants dans le monde de l’emploi.
– Très souvent, quand les universités se soucient de la relève, elles pensent aux étudiants qui vont continuer dans la recherche publique. Or ceux-ci ne représentent que 3 à 5% de ceux qui sortent de l’université; les autres ne restent pas dans le milieu académique. Pour certains domaines d’étude, comme la médecine, le chemin professionnel est tout tracé. Mais pour d’autres, ce n’est pas le cas: il n’y a pas de métier qui s’appelle «biologiste». J’aimerais aider les étudiants à négocier ce passage en entreprise. De trois manières. Premièrement en les aidant à mieux se présenter. Par exemple, mener une thèse durant trois à cinq ans équivaut à faire de la gestion de projet; peu d’étudiants en sont conscients. Deuxièmement, je souhaite tenter de convaincre les entreprises d’engager des universitaires mêmes si ceux-ci ne correspondent pas exactement au poste décrit. Enfin, l’on pourrait mieux mettre en valeur le réseau des alumni, tant il y a d’anciens de l’UNIL qui sont actifs dans plusieurs entreprises.

– Vous positionnez-vous ainsi en réponse au conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, qui souhaiterait voir croître le nombre de jeunes suivre des formations professionnalisants plutôt qu’académiques?
– Non. La très grande majorité de nos étudiants trouvent un emploi tôt ou tard. Je souhaite juste rendre ce passage moins difficile, surtout dans certains domaines; il est clair que la question se pose probablement moins pour ceux qui font HEC.

– Avez-vous d’autres projets?
– J’aimerais encourager l’entrepreneuriat. C’est difficile car il faut de gros moyens financiers. Il ne s’agit pas seulement de créer des start-up à but lucratif, mais de soutenir toutes les initiatives de groupes ou d’étudiants, tel un jeune qui voudrait développer une radio pour un bidonville en Inde. Cet esprit-là, on devrait aussi l’encourager et pas seulement pousser les doctorants à développer des entreprises autour d’une innovation puis à les vendre dès qu’elles fonctionnent. Si l’on s’intéresse au développement viable, l’on voit les choses à plus long terme et l’on n’a pas envie de lâcher sa société après quelques années.

– Avez-vous des ambitions de développement en médecine et entendez-vous faire appel aux 100 millions mis à disposition par la Confédération pour développer la formation médicale?
– L’UNIL a commencé il y a plusieurs années à former davantage de médecins: nous en formons probablement le double d’il y a dix ans et nous allons poursuivre sur cette lancée. Mais nous avons un autre projet: il existe une passerelle qui permet à des étudiants en biologie ou en science de la vie de passer en médecine. Nous entendons la développer, un peu sur le modèle américain, où des étudiants avec une formation de base différente peuvent rejoindre les études médicales. Il peut s’agir de biologistes qui veulent faire de la recherche et être immédiatement utiles pour soigner le cancer, par exemple, ou de jeunes physiciens attirés par la radiologie.


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– Ce sont donc plutôt des profils spécialisés, non des médecins de premier recours, ceux dont manque la Suisse?
– En effet. Pour la médecine de premier recours, les généralistes ou les pédiatres, j’ai une idée que j’aimerais développer: des infirmières diplômées autonomes qui auraient le droit de prescrire des médicaments sur le modèle américain des «nurse practitioner». Aux Etats-Unis, elles travaillent au sein de cabinets de groupe, reçoivent les patients et peuvent prescrire des antibiotiques pour les maladies courantes, comme une angine ou une otite. En cas de doute, elles vont chercher le médecin. Cela nécessiterait un changement de loi, mais nous avons déjà à l’UNIL un master destiné au personnel infirmier qui pourrait être développé en une formation de ce type.

– Le programme fédéral d’encouragement à la formation, à la recherche et à l’innovation pour les années 2017 à 2020 est doté de 26 milliards de francs, en croissance de 2%, plus faible que ces huit dernières années. Les milieux académiques ont jugé cette somme insuffisante pour préserver la place scientifique suisse. Qu’en pensez-vous?
– De manière générale, l’éducation et la recherche ne sont pas de bons endroits où économiser. Ce sont les sources vives d’un pays comme la Suisse et j’aimerais mieux que les coupes se fassent ailleurs. Je dirais cela même si je ne travaillais pas à l’université.


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– De fait, il ne s’agit pas de coupes réelles, mais de ralentir la croissance…
– C’est vrai. Nous avons été relativement gâtés jusqu’à maintenant, il faut l’admettre. Mais c’était nécessaire car formation et recherche sont des domaines où l’on obtient des retours sur investissement à moult niveaux. J’espère que les Chambres décideront de freiner le moins possible la croissance des hautes écoles (le débat sur ce dossier commence le 9 juin, ndlr). Il y a un espoir que cela se passe ainsi.

– Quelles seraient les conséquences de ce budget amoindri pour l’UNIL?
– La tendance de ces dix dernières années a été à la croissance du nombre d’étudiants. Le fléchissement de l’an dernier est une anomalie. Si ce nombre croît à nouveau et si nous avons moins de moyens, la qualité de l’enseignement et de la recherche vont s’en ressentir. Autre exemple: il y a en Suisse une vaste initiative sur la médecine personnalisée. En Suisse romande, les hautes écoles et les hôpitaux universitaires s’organisent pour y présenter un programme cohérent. Quels que soient les montants que nous recevrons de la Confédération, chaque institution devra aussi mettre de l’argent au pot commun. Avec moins de moyens, cela va coincer.


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– Une hausse des taxes est-elle dès lors prévue à l’UNIL, comme à l’EPFL?
– Non, tout le nouveau rectorat y est opposé. Il y a déjà trop d’étudiants qui ont des difficultés à mener de front leurs études et des petits boulots pour survivre. Il faut permettre à ceux qui ont la capacité de faire des études de les faire indépendamment de leur situation financière. Et s’il fallait vraiment aller dans cette direction, améliorons d’abord les bourses, puis l’on pourrait envisager d’augmenter les taxes. Pas l’inverse!

– Faut-il développer l’apport des fonds privés et de chaires sponsorisées?
– Sur le principe, je n’ai rien contre. Mais si on le fait, les conditions doivent être telles qu’elles pourraient être publiées dans les médias sans avoir honte ni être inquiet. Dès qu’il y a, dans le contrat, des clauses que l’on n’a pas envie de montrer, c’est mauvais signe. Si une chaire est sponsorisée par une banque par exemple, nous devons nous assurer que son titulaire ne perde pas son autonomie académique, qu’il n’y a pas de conditions inacceptables de retour ou touchant la publication des résultats.

– Quel serait l’impact pour les hautes écoles si la Suisse ne participait pas de manière pleine et entière au programme européen Horizon2020?
– Il y aurait d’abord un impact financier puisque la Suisse reçoit plus d’argent en retour qu’elle n’en met dans le pot commun. Mais il y a plus grave: on perdrait la possibilité de se frotter à la compétition internationale et à collaborer avec les meilleures universités européennes. On serait coupé d’un réseau mis en place depuis des années dans lequel nous avons fait nos preuves et sommes reconnus. Il serait aussi plus difficile de recruter des chercheurs étrangers, qui aiment se confronter à la compétition internationale. Aujourd’hui, la Suisse est très attractive pour eux. Si elle ne fait plus partie d’Horizon2020, il y a un vrai risque d’affaiblissement et de départ de chercheurs. A l’UNIL, la faculté de biologie et médecine serait la plus concernée.

– Revenons à la recherche, et à votre domaine, la génétique, qui vit des avancées fascinantes. Comment les évaluez-vous?
– La technique Crispr-Cas9 (qui permet d’éditer à souhait le code génétique, ndlr) est une révolution majeure. Je suis toujours étonnée du décalage qu’il y a entre la vitesse à laquelle la science avance et la compréhension dans la société que l’on peut désormais modifier son génome à volonté. La question suivante concerne ce que l’on va faire de ces percées. Soigner les maladies génétiques: personne n’a un problème avec cela. Par contre, pour l’heure, il est tabou de penser modifier les cellules germinales, qui passent à la descendance. Combien de temps va-t-on continuer à voir les choses ainsi? Je ne sais pas. Car la pensée d’une société évolue. Nous avons toujours peur du changement, des conséquences. Mais ces percées offrent aussi l’occasion de soulager bien des souffrances. Viendra alors aussi la possibilité de faire des «super-humains». Mais l’on fait déjà des «super-vaches» depuis des décennies, simplement avec d’autres techniques.

– OGM, nanotechnologies, et maintenant génétique humaine: comment combler ce décalage récurrent entre les avancées scientifiques et leur perception sociétale?
– C’est très difficile. Car la science est une force qui avance toute seule. Et si ce n’est pas possible ici, les chercheurs iront ailleurs. Il faut donc l’encadrer aussi vite et bien que possible. Les sciences humaines devraient y réfléchir.

– Comment vivez-vous le fait d’abandonner vos recherches?
– On ne peut pas fermer un laboratoire du jour au lendemain, car des étudiants poursuivent leur thèse, des projets sont en cours. Pendant encore quelques mois, je garderai donc une activité de recherche jusqu’à ce que les membres de mon laboratoire aient fini leurs projets. Accepter de devenir rectrice n’a pas été facile. Avec dix ans de moins, je ne l’aurais pas fait. Mais aujourd’hui, je suis à six ans de la retraite et j’aurais de toute façon dû fermer mon laboratoire dans un avenir proche. C’est un bon moment pour se mettre au service de la communauté.