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Comprendre comment le cerveau décide

L'International Brain Laboratory, projet international fort de 21 groupes de recherches, est lancé ce mardi, et co-dirigé depuis l'Université de Genève. Son but: scruter le cerveau (de souris) et établir une théorie comportementale de la décision. Présentation exclusive

n/a — © Luis de la Torre-Ubieta, Geschwind Laboratory, UCLA, Wellcome Images
n/a — © Luis de la Torre-Ubieta, Geschwind Laboratory, UCLA, Wellcome Images

Comprendre comment le cerveau fait un choix, et agit en conséquence. C’est l’objectif de l’International Brain Laboratory (IBL), un consortium de 21 groupes de recherches dévoilé ce mardi. Une vaste initiative scientifique qui s'ajoute à toutes celles qui existent déjà: Human Brain Project européen, BRAIN Initiative américaine, China Brain Project, etc.? «Oui, mais ce projet sera unique en ce sens qu’il se focalise sur une seule tâche simple, que vont étudier en parallèle plusieurs équipes dans le monde, avec des méthodes standardisées», justifie Alexandre Pouget, professeur de neurosciences à l’Université de Genève et co-initiant de cette démarche soutenue à hauteur de 14 millions de francs par la Simons Foundation américaine et le Welcome Trust en Grande-Bretagne, et dont Le Temps a pu prendre connaissance.

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Tout est parti d’un constat, selon le chercheur: la demi-douzaine d’immenses projets (inter)nationaux lancés pour percer les mystères du fonctionnement du cerveau font collaborer des centaines de scientifiques. «Or, les buts visés étant souvent larges, leur coordination s’avère complexe au point que, une fois le financement assuré, les groupes impliqués retournent vite à leurs propres travaux sur une problématique très ciblée. Les données sont générées à un rythme effarant, mais leur disparité rend toute synthèse difficile.» Alexandre Pouget et ses collègues Zachary Mainen (Centre Champalimaud de Lisbonne) et Michael Häusser (University College de Londres) privilégient une autre approche: «Définir un objectif dont on sait qu’il peut être atteint à la fin». Et Alexandre Pouget d’ajouter que leur vision a été inspirée des grandes infrastructures de physique de particules établies dans les années 2000 au CERN, à Genève, dans un but unique: découvrir le fameux boson de Higgs – un exploit réalisé en 2012.

L’expérience choisie par l’IBL relève de la compréhension des systèmes neuronaux lors d’un comportement adaptatif. En l’occurrence, une souris sera soumise à un stimulus visuel: un cercle blanc et noir apparaissant à droite ou à gauche d’un écran. En faisant tourner un petit volant en Lego, le rongeur doit ramener ce motif au centre de son champ de vision, et reçoit alors une récompense. Durant ces quelques secondes d’action, l’activité cérébrale de l’animal sera enregistrée à l’aide de deux électrodes miniaturisées de nouvelle génération, encore en développement. Chacune détectera les signaux neuronaux sur 300 sites dans le cerveau.

© (Wikicommons)
© (Wikicommons)

Par la suite, les scientifiques utiliseront aussi deux autres méthodes d’analyse: l’«imagerie calcium», qui permet de suivre l’activation de milliers de neurones simultanément à la surface du cortex, et la photométrie, apte à observer ce que les neuroscientifiques appellent les noyaux neuromodulateurs, déterminant les molécules qu’échangent les cellules cérébrales. «Surtout, l’expérience sera réalisée dans les mêmes conditions dans dix laboratoires de l'IBL, chacun scrutant des aires cérébrales différentes. Mais le fait d’avoir un protocole identique partout permettra de combiner toutes les données acquises! C’est quelque chose d’inédit!», souligne Alexandre Pouget.

En parallèle, des théoriciens des neurosciences analyseront les signaux neuronaux glanés, et produiront des modèles neuraux à large échelle de ce processus de décision, qui pourraient ensuite être extrapolés à l'homme, tant l'architecture des cerveaux murin et humain est similaire. Ils vont aussi développer des outils informatiques pour collecter et «faire parler» ces données de manière standardisée, après les avoir immédiatement mises à disposition de la communauté scientifique toute entière. «La vie est une succession de choix, des plus insignifiants aux plus élaborés, résume Alexandre Pouget. La compréhension du comportement qui suit est un problème dont la complexité dépasse de loin la capacité de traitement d’un seul laboratoire. Il implique une étroite corrélation entre théorie et expérimentation, à une échelle encore jamais atteinte.»

Bon accueil

Dans la communauté scientifique justement, ce nouveau projet est accueilli avec beaucoup d’intérêt. «Qu’un tel consortium académique mette à disposition, ouvertement, les données scientifiques collectées est une pratique bénéfique pour la science, et qui devrait se généraliser», souligne Christof Koch, président de l’Allen Institute for Brain Science à Seattle, précisant que son institut procède ainsi depuis sa création, en 2003.

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«Les initiateurs de l’IBL ont bien compris que les résultats d’expériences ne sont bien reproductibles que s’il y a collaboration entre maints groupes de recherche», note Henry Markram, père du Human Brain Project (HBP), vaste initiative européenne à un milliard d’euros sur 10 ans réunissant des dizaines de laboratoires du Vieux Continent. «L’idée de l’IBL est brillante, estime pour sa part John Donoghue, directeur du Wyss Center de bio- et neuroingénierie au Campus Biotech, à Genève. Exactement ce dont les neurosciences ont besoin: s’il fonctionne, le schéma de collaboration prévu, permettant de synthétiser le travail éclaté fait par plusieurs entités, devrait faire école». Et sur le plan scientifique, est-ce la bonne approche? «En neurosciences, il faut attaquer les problèmes de plusieurs côtés. Mais au final, plaide Henry Markram, il sera déterminant, pour intégrer tous les savoirs acquis et comprendre le cerveau, de développer un modèle générique», comme celui qu’ambitionne de réaliser l’HBP.

Mieux comprendre le comportement

Pas si vite, avertit John Krakauer, professeur de neurosciences à l’Université américaine Johns Hopkins. Reprenant une analyse remarquée qu’il a développée en février 2017 dans la revue Neuron, il estime que «c’est une chose de faire des mesures électrophysiologiques de l’activité neuronale – et de grands progrès ont été faits dans ce domaine. C’en est une autre d’expliquer ce qu’est le comportement dans ses rouages les plus détaillés. Donc prétendre vouloir ‘comprendre le fonctionnement du cerveau à travers des comportements adaptatifs en étudiant les systèmes neuronaux impliqués’ revient en réalité à faire deux pas en un. Il faudrait d'abord mieux étudier ce qu'est ce qu'on appelle 'le comportement', pour savoir ensuite quoi mesurer.»

Un argument que réfute Alexandre Pouget: «La majorité des laboratoires de neurosciences des systèmes travaillent sur les technologies d'analyses, admet-il d’abord. La partie comportementale des expériences est en général très simplifiée, rarement bien quantifiée ou contrôlée. Ceci est en grande partie dû au fait que les neuroscientifiques n'ont aucune formation en psychologie expérimentale; il y a toujours un gouffre entre les neurosciences et les sciences cognitives.» La conséquence peut être l'apparition de biais dans les données, ou d'une difficulté à analyser des résultats regroupés. «Cela dit, c’est pour cette raison que, loin de l’'étude du comportement' au sens très large, nous avons choisi une expérience très simple: une prise de décision binaire (de la part de la souris) donnant suite à une stimulation (visuelle) basique. L’algorithme mathématique pour décrire une telle situation n’est d’ailleurs pas compliqué. Le 'comportement' de la souris peut donc être bien caractérisé, quantifié.»

L'approche la plus pertinente

John Donoghue ne dit pas le contraire, lui qui travaille aussi avec des électrodes implantées dans des cerveaux humains et visant à activer des membres robotisés. Il met toutefois un bémol: «Lorsque le cerveau commande un mouvement, il est évidemment impossible d’enregistrer l’activité de tous les neurones. Il s’agit de faire de l’ 'échantillonnage intelligent'. Or malgré tout, il nous semble que quelque chose nous échappe encore dans ce qui se passe concrètement dans ce processus, probablement à cause des limitations technologiques.» Avant de souligner: «Les chercheurs de l’IBL pourraient résoudre ce mystère, ou non. Mais il est sûr qu’ils développent l’approche la plus exacte pour tenter d'y arriver et aboutir à une théorie neurale conforme» de la prise de décision, qui pourrait ensuite, selon le chercheur, être vérifiée sur des primates, voire sur des humains, avec des expériences similaires.

«Va-t-on arriver à établir cette théorie? Clairement, cela n’arrivera pas avant au moins cinq ans, estime Zachary Mainen, co-initiateur de l’IBL. Mais, oui, nous avons de bonnes hypothèses qui doivent désormais être testées.»