Frankenstein
Le texte de Mary Shelley suscite l’angoisse en relatant la genèse d’un monstre qui échappe à son créateur. Un mythe qui fait écho à de nombreuses innovations technologiques actuelles

Créer la vie en laboratoire, grâce à la technologie. Assembler de toutes pièces un être vivant inédit. Etre dépassé enfin par sa créature, devenue maléfique. Autant de fantasmes convoqués par Mary Shelley dans son roman Frankenstein ou le Prométhée moderne, qui raconte comment un jeune scientifique se retrouve aux prises avec un monstre qu’il a lui-même fabriqué. Deux cents ans près son écriture, les questionnements du livre paraissent aujourd’hui plus modernes que jamais. Les biotechnologies, la transplantation ou encore l’intelligence artificielle ont à ce point progressé qu’elles nous permettent de générer de nouvelles formes de vie, de modifier les caractéristiques humaines ou encore de les reproduire avec des machines. Des prouesses techniques qui – comme celle de Viktor Frankenstein – constituent aussi des formes de transgression et suscitent des craintes.
L’histoire horrifique contée par Mary Shelley s’appuie sur des expériences bien concrètes, typiques de son époque. La préface du roman suggère que c’est un courant électrique qui a amené à la vie la créature que Viktor avait constituée à partir de morceaux de cadavres. «Cette idée est à mettre en lien avec les recherches pratiquées au XVIIIe siècle par l’anatomiste italien Luigi Galvani, qui avait remarqué qu’une cuisse de grenouille disséquée se contractait sous l’effet de l’électricité. Plus tard, son neveu Giovanni Aldini a électrifié des cadavres humains, pour savoir s’il y avait encore une forme de vie dans un corps décapité», relate Vincent Barras, professeur d’histoire de la médecine à l’Université de Lausanne. «Le roman porte aussi la marque d’un autre courant de pensée hérité du siècle des Lumières, qui consistait à imaginer le corps humain comme un assemblage mécanique semblable à un automate», remarque de son côté Alexandre Wenger, de l’Université de Genève.
Du monstre à la bactérie
La compréhension du vivant s’est depuis lors considérablement approfondie et les prémonitions de Mary Shelley sont dans une certaine mesure devenues réalité. La création d’un organisme artificiel? Le scientifique américain Craig Venter l’a fait cette année. Ce n’est toutefois pas un monstre à l’apparence hideuse qu’il a généré, mais une bactérie dont le génome très réduit a été conçu en laboratoire, avant d’être transféré dans un autre micro-organisme. Quant au biologiste George Church, un autre pionnier de la «biologie de synthèse», il ne cherche pas à générer de nouvelles formes de vie, mais à ressusciter des espèces disparues. Il espère notamment ramener à la vie le mammouth, en transférant certains de ses gènes dans l’ADN d’un éléphant.
Chez l’être humain, diverses techniques de procréation médicalement assistée sont déjà utilisées pour aider les couples stériles à donner la vie. Si on est encore loin de tout type de manipulations extrêmes, des étapes supplémentaires pourraient être franchies avec l’arrivée de nouvelles technologies. «Plusieurs sociétés savantes se sont inquiétées qu’une technique récente appelée Crispr-Cas9, qui permet de supprimer certains gènes très spécifiquement, puisse être utilisée sur des embryons ou des cellules sexuelles humaines avec des visées potentiellement eugénistes», souligne Jean-Daniel Rainhorn, médecin et président du comité scientifique de la Fondation Brocher, qui organise de nombreux événements autour du bicentenaire de Frankenstein.
Changer de tête
La transplantation d’organes est un autre domaine médical qui se trouve au cœur de l’ouvrage de Mary Shelley. Et là aussi, les limites n’ont cessé d’être repoussées. Des organes tels que le cœur, le poumon, le foie ou encore les reins sont aujourd’hui greffés de manière courante, bien que les dons d’organes demeurent globalement trop peu nombreux par rapport aux besoins. Aujourd’hui, le chirurgien chinois de l’Université de Harbin, Ren Xiaoping, et son associé italien Sergio Canavero envisagent de passer à la greffe de tête – ou de corps, selon la perspective. Ils se sont déjà entraînés sur des souris et sur un singe, ces animaux n’ayant toutefois survécu que quelques heures. Un jeune homme russe atteint d’une grave maladie dégénérative s’est déjà porté candidat pour une opération l’année prochaine, même si les spécialistes doutent de sa faisabilité.
Paradoxalement, un des domaines scientifiques qui s’approche aujourd’hui le plus du mythe de Frankenstein ne relève pas des sciences de la vie mais de la technologie pure: c’est l’intelligence artificielle. Car la conception de robots et d’ordinateurs toujours plus perfectionnés laisse entrevoir le jour où ces machines deviendront suffisamment intelligentes pour se retourner contre nous. Plusieurs personnalités comme le physicien Stephen Hawking ou le chef d’entreprise Elon Musk ont récemment mis en garde l’opinion publique contre ce danger, alors que des robots tueurs capables de choisir eux-mêmes leur cible existent déjà. «Toutefois, même les systèmes les plus sophistiqués se contentent à l’heure actuelle d’avoir une forte capacité de calcul. Pour qu’ils se retournent contre nous, il faudra encore qu’ils soient dotés d’une conscience, ce qui semble à l’heure actuelle hors de portée», estime Bernard Baertschi, éthicien à l’Université de Genève.
Respecter les limites
Finalement, dans tous ces secteurs de recherche, jouons-nous trop avec les limites de la vie, jusqu’à nous mettre en danger, comme le suggère Mary Shelley? Tel n’est pas l’avis de Bernard Baertschi: «Pratiquement toutes les inventions humaines nous échappent parfois, c’est même le cas avec les voitures, par exemple! Mais je n’ai pas le sentiment que nous ayons totalement perdu le contrôle de nos technologies, à part peut-être avec l’exploitation des énergies fossiles, qui mène actuellement à un dangereux réchauffement du climat.»
Jean-Daniel Rainhorn souligne de son côté que la quête de profit et de notoriété peut encourager les scientifiques à dépasser des limites non souhaitables. Et de rappeler l’importance de maintenir des garde-fous pour certains domaines sensibles: «S’il avait été préalablement soumis à un comité d’éthique, le projet de Viktor Frankenstein aurait certainement été retoqué», estime le médecin.
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