Trois patients paralysés marchent à nouveau grâce une neuro-technologie conçue à l’EPFL
Neurosciences
Trois personnes ont recouvré le contrôle volontaire de leurs jambes paralysées depuis de longues années, rapporte une étude lausannoise. Cela grâce à une stimulation électrique ciblée de leur moelle épinière, couplée à une longue rééducation. Des travaux porteurs d’immenses espoirs

«Here is the speaking monkey!» [Voici le singe savant!] Regard d’azur, profil d’ascète, Sebastian Tobler manie l’autodérision comme il maniait son VTT dans sa vie d’autrefois. Et comme il manie son fauteuil roulant aujourd’hui. Avec grâce et audace – et du cran à revendre.
Nous sommes au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) de Lausanne. C’est ici qu’un traitement innovant a été évalué chez trois patients aux jambes paralysées à la suite d’un traumatisme de la moelle épinière. Agé de 48 ans, Sebastian Tobler est l’un d’eux.
Au début, c’était un peu étrange: j’avais l’impression d’être contrôlé à distance
Le 31 juillet 2013, un accident de VTT a laissé ce grand sportif tétraplégique. En 2014, il rentre chez lui, récupère peu à peu l’usage du haut de son corps. Trois ans plus tard, il décide de participer à une étude qui évalue un nouveau traitement: un protocole de stimulation électrique de la moelle épinière, mis au point par l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Le 4 octobre 2017, il est opéré: on lui pose un implant sur la moelle épinière, au niveau des vertèbres lombaires (dans le bas du dos).
Comparaison de la démarche d'un même patient en l'absence (en haut) ou en présence (en bas) de stimulation de sa moelle épinière.
Le 1er novembre 2018, les résultats de ce traitement «révolutionnaire» sont publiés dans la revue Nature. Sous l’effet de cette thérapie, les trois patients sont désormais capables de marcher avec l’aide de béquilles ou d’un déambulateur. Sebastian Tobler ne peut néanmoins se passer du harnais suspendu qui est utilisé lors des séances de rééducation.
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«Ces résultats sont extraordinaires, juge le professeur Stéphane Palfi, neurochirurgien à l’Hôpital Henri-Mondor (AP-HP, Paris), qui n’a pas participé à l’étude. Les vidéos des patients qui marchent de nouveau sont impressionnantes. Mais ce qui m’impressionne le plus, c’est de voir, chez deux des patients, la récupération qui se prolonge alors que la moelle épinière n’est plus stimulée. On voit aussi leurs muscles regagner en volume: c’est un bon signe de récupération fonctionnelle. Reste à savoir si cette amélioration se maintiendra ou progressera à long terme.» Et à confirmer ces résultats sur plus de patients.
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Quinze ans de recherche
Quel est le principe du traitement? Un implant est inséré dans le bas du dos des patients, accolé à la moelle épinière – bien en aval de la lésion. «La pose d’un tel implant est couramment pratiquée pour lutter contre la douleur chronique. Ce n’est pas une chirurgie compliquée. L’implant doit juste être positionné très précisément», raconte la professeure Jocelyne Bloch, neurochirurgienne qui a opéré les trois patients au CHUV. Au cours de cette intervention, un générateur est aussi placé dans l’abdomen. Gouverné à distance (sans fil) par un ordinateur ou une tablette, il transmettra à l’implant (via des câbles qui passent sous la peau) les signaux électriques qui l’activeront. Cet implant, à son tour, stimulera les nerfs qui commandent les muscles des jambes.
Nos découvertes se fondent sur la compréhension approfondie des mécanismes de la marche
Pour être efficace, cette stimulation doit se dérouler selon un schéma précis. Celui-ci mime au mieux la séquence naturelle des activations en jeu dans le processus de marche. «C’est de l’horlogerie suisse!» relève le professeur Grégoire Courtine. A l’EPFL, ce neuroscientifique développe cette approche depuis plus de quinze ans. «Nos découvertes se fondent sur la compréhension approfondie des mécanismes de la marche, acquise au fil de nombreuses années de recherches sur des modèles animaux – des rats et des primates. Ce long travail nous a permis de reproduire en temps réel la manière dont le cerveau active la moelle épinière», explique-t-il.
Les premiers résultats ne se sont pas fait attendre. «Au bout d’une semaine déjà, les trois patients ont pu remarcher avec cette stimulation ciblée», se réjouit Grégoire Courtine. Après 5 mois d’entraînement, de 4 à 5 fois par semaine, leurs performances motrices se sont améliorées. Tous ont recouvré le contrôle volontaire de leurs jambes, pourtant paralysées depuis de longues années. Deux d’entre eux, même en l’absence de stimulation, peuvent aujourd’hui faire quelques pas. «C’est la première fois qu’on observe une vraie récupération neurologique après une lésion de la moelle épinière survenue depuis longtemps», assure Jocelyne Bloch.
Harnais intelligent
Retour au CHUV, en ce matin radieux d’automne. Debout, Sebastian Tobler est sanglé dans un harnais «intelligent», capable de supporter une partie de son poids corporel et de compenser certains déséquilibres. La rééducation peut commencer. Face à un écran d’ordinateur, Laura McCracken déclenche à distance l’allumage de l’implant aux 16 électrodes que porte Sebastian.
Ce dernier se lance, accompagné de sa physiothérapeute attitrée, Manon Tschopp. La jeune femme marche à ses côtés, corrige certains déséquilibres tout en favorisant son indépendance. Durant ses trois premiers pas, Sebastian lève les talons bien trop haut. Puis la marche trouve sa bonne amplitude. «Cette exagération initiale est habituelle: il faut que le patient s’adapte à la stimulation», observe Fabien Wagner. Cet ingénieur français est un des concepteurs du logiciel de stimulation.
Ces résultats sont extraordinaires. On voit [les] muscles [des patients] regagner en volume: c’est un bon signe de récupération fonctionnelle
Le harnais, ce jour-là, ne supporte «que» 40% du poids corporel de Sebastian. Ce dernier progresse pas à pas: une lutte de chaque instant contre l’inertie, la pesanteur. Dès que la stimulation est éteinte, Sebastian semble bloqué, ses jambes devenues inertes. Puis l’entraînement se poursuit avec l’aide de béquilles. «Avec la stimulation, ma force a progressé, je contrôle une partie du mouvement.»
«Au fur et à mesure de sa rééducation, nous avons vu le tonus de ses jambes progresser, ainsi que le contrôle du tronc. Un certain contrôle volontaire de la marche est apparu. Mais il reste insuffisant, nous y travaillons encore», ajoute Manon.
«Sebastian est un patient hors norme», sourit Fabien Wagner. De fait, ce patient-ingénieur a lui-même conçu un tricycle sur mesure, adapté à son handicap. Ce vélo à trois roues utilise des pédales animées par les mains et les jambes. Depuis peu, l’équipe de l’EPFL collabore avec Sebastian pour adapter à son tricycle cette stimulation de la moelle épinière: désormais, les patients peuvent utiliser leurs jambes en roulant. «Je peux aller m’entraîner en forêt», se réjouit Sebastian. «Ici, ajoute-t-il, les professionnels de santé et les chercheurs collaborent vraiment. Ils tiennent compte de l’expérience des patients, avec le souci de leur apporter des solutions concrètes au quotidien. C’est une aventure scientifique et humaine.»
Le destin sur un mur d’escalade
L’aventure, au vrai, doit beaucoup à la personnalité de Grégoire Courtine. «L’ovni de la recherche scientifique», titrait Le Monde dans son portrait en 2013. Il y racontait comment il se destinait à la recherche en astrophysique. Et comment il a trouvé sa voie… sur un mur d’escalade, en y croisant un neuroscientifique. Sans doute fallait-il un homme au parcours hors des sentiers battus pour défricher les chemins de traverse des recherches sur la paralysie. Jeune (43 ans), charismatique, bon communicant… et surfant sur un insolent succès, porté par une vague de publications dans la crème des revues scientifiques – Nature et Science en tête. Il en faut bien moins pour susciter des aigreurs. Il n’empêche: «Par son dynamisme, il a vraiment fait bouger les lignes», salue Geneviève Rougon, du CNRS, à l’Université d’Aix-Marseille.
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Cette aventure doit aussi beaucoup à la personnalité des trois patients. Rarement étude clinique aura autant reposé sur l’engagement des participants. Tous sont des battants, assez jeunes, sportifs, conjuguant courage et opiniâtreté. «Chez des patients plus âgés, la récupération aurait sans doute été plus difficile», souligne Geneviève Rougon.
Aujourd’hui âgé de 30 ans, David Mzee a fait une mauvaise chute en 2010, lors d’un flip en trampoline. Il se retrouve entièrement paralysé de la jambe gauche et partiellement de la jambe droite et des membres supérieurs. Il est opéré en octobre 2016, «juste après avoir participé à un tournoi européen de rugby en chaise roulante». Il témoigne: «Avec la stimulation, il arrive que je trouve le bon rythme et que tout se déroule parfaitement: j’ai alors le sentiment de marcher normalement. C’est une sensation phénoménale!»
Beaucoup d'efforts et de concentration
Gert-Jan Oskram, lui, a été victime d’un accident de vélo en Chine en 2011, à l’âge de 28 ans. Rapatrié aux Pays-Bas, il y commence une rééducation. «Au bout de 5 ans, les médecins m’ont dit que je ne pourrais jamais remarcher.» Il décide de participer à cette étude, «une chance de me battre pour mieux récupérer». Opéré en 2016, il raconte: «Voir ma marche progresser sous l’influence de la stimulation a été une expérience incroyable. Sous stimulation, je peux maintenant marcher sur de courtes distances, avec des béquilles. Ce n’est pas encore une marche assez fonctionnelle pour que je l’utilise au quotidien. J’y ai recours lors de mes entraînements, mais je crois que c’est une question de temps pour qu’elle me soit utile au quotidien.» Cette marche lui demande beaucoup d’efforts et de concentration.
Ces trois patients «ont tous gagné en autonomie», annonce l’EPFL. David Mzee nuance: «Dans ma vie quotidienne, je ne vois pas un énorme progrès en termes d’autonomie.» Gert-Jan Oskram est plus affirmatif: «Mon autonomie a progressé. Je me sens beaucoup plus fort et j’ai plus d’énergie dans la vie quotidienne.» Et les bénéfices collatéraux sont importants: «Au quotidien, je dors un peu mieux. Je supporte mieux les écarts de température: c’est un bénéfice énorme, inattendu. La marche a aussi diminué mon mal de dos.»
Plasticité des neurones
Comment agit ce traitement? «Nous utilisons des configurations spécifiques d’électrodes qui activent des zones spécifiques de la moelle épinière, mimant les signaux que le cerveau lancerait pour produire la marche», indique Jocelyne Bloch. Les séances d’entraînement, longues et intenses, ont été essentielles pour déclencher une «plasticité» neuronale, cette capacité du système nerveux à réorganiser les fibres et les connexions nerveuses. Au vrai, cette repousse de circuits de neurones alternatifs a été démontrée chez l’animal, pas chez l’homme – où elle est jugée très probable par analogie.
Le 24 septembre, deux équipes américaines annonçaient déjà des résultats marquants dans ce domaine. Leur approche était moins sophistiquée: elles ont eu recours à une stimulation électrique en continu de la moelle épinière, suivie d’un entraînement physique prolongé. Grâce à quoi un patient est parvenu à se mouvoir sur un tapis roulant ou au sol avec l’aide d’un déambulateur, a montré une équipe de la Mayo Clinic. Et deux patients ont présenté des résultats analogues, a publié l’équipe de Susan Harkema, de l’Université de Louisville. Une stratégie que Grégoire Courtine juge «plus empirique», permettant aux patients de marcher «seulement sur de courtes distances, tant que la stimulation est active».
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Les prochaines étapes
«Ce n’est que le début de l’aventure, estime Jocelyne Bloch. Beaucoup reste à faire pour améliorer ces traitements.» Ces résultats «porteurs d’espoirs» ont convaincu l’équipe de développer des technologies pratiques utilisables au quotidien. Grégoire Courtine et Jocelyne Bloch ont cofondé une start-up, GTX-Medical, pour rendre ces dispositifs plus accessibles. «L’EPFL a déposé une vingtaine de brevets sur ces technologies», précise Grégoire Courtine, qui dit ne détenir que 3 ou 4% des parts de la start-up.
Quelles seront les prochaines étapes? «Nous allons confirmer ces résultats chez cinq autres patients paralysés depuis longtemps. Puis nous évaluerons cette approche chez des patients accidentés depuis peu», résume Grégoire Courtine. «On pourrait faire bien mieux en traitant les patients bien plus tôt», conclut Jocelyne Bloch, c’est-à-dire quand les muscles et les nerfs sont encore peu atrophiés.
Radio cérébrale
Autre perspective, coupler la stimulation de la moelle épinière aux signaux de commande du cerveau. Ces 10 dernières années, la recherche sur les interfaces cerveau-ordinateur a beaucoup progressé. «Le cerveau d’une personne au bras paralysé est d’abord parvenu à contrôler le curseur d’un ordinateur. Puis à contrôler un bras robotisé. Puis à contrôler le propre bras du patient grâce à une stimulation électrique des muscles paralysés», résume le professeur John Donoghue, directeur du Wyss Center à Genève, auteur de ces travaux pionniers.
Mais un élément clé fait encore défaut: un système sans fil qui relierait le cerveau à l’implant. «Au Wyss Center, nous cherchons à développer un système miniature entièrement implantable – une sorte de «radio cérébrale.» Le but? Détecter en temps réel les signaux électriques du cerveau qui commandent les mouvements, pour les envoyer via un système sans fil à une unité de calcul externe de la taille d’un portable. Après avoir décodé ces signaux, cette unité les enverra à un générateur d’impulsions électriques implanté chez le patient. Et celui-ci activera les muscles paralysés.
«Conçu pour restaurer la fonction d’un bras paralysé, notre système pourrait aussi restaurer le lien rompu entre le cerveau et les jambes des personnes paraplégiques», ajoute John Donoghue. Vu les défis à relever dans les deux domaines, il pourra s’écouler encore dix ans avant que de tels systèmes ne soient accessibles», conclut cet expert.
Modification le 1er novembre par la rubrique sciences: l'équipe de John Donoghue met au point un bras robotisé, et non un exosquelette.