Les eaux glaciales de l’océan Arctique abritent une créature mystérieuse à la longévité démesurée, le requin du Groenland. Avec une durée de vie moyenne de plus de 270 ans, il pourrait même vivre jusqu’à presque 400 ans! Ce qui en fait l’animal vertébré à l’espérance de vie la plus élevée. De plus, il ne serait capable de se reproduire qu’à l’âge de 150 ans. Ces chiffres faramineux sont les résultats d’une étude scientifique publiée le 12 août dans la revue Science.

Jusqu’ici peu de choses étaient connues au sujet du requin du Groenland. Il serait assez répandu dans les fonds marins de l’Atlantique Nord. Avec une taille adulte allant jusqu’à cinq mètres de long, il est le deuxième plus grand requin carnivore au monde – seul le grand requin blanc le dépasse avec ses six mètres. Une étude des années 60 indiquait une croissance annuelle d’un centimètre par an seulement. Le requin devait donc avoir une longévité exceptionnelle, mais elle n’avait jamais été établie.

«La plupart des requins peuvent vivre entre 10 et 80 ans» indique Steven Campana de l’Université d’Islande. En tant que chef du laboratoire de recherche sur les requins du Canada, le spécialiste reconnaît que la longévité du requin du Groenland fut un grand mystère pendant des décennies. «Il fait partie des espèces chez qui la détermination de l’âge est la plus difficile», dit-il. «La méthode traditionnelle consiste à analyser des tissus calcifiés comme les os par datation au carbone 14 ou en comptant les cercles de croissance présents dans l’os [comme on le fait sur les troncs d’arbre, ndlr]», explique John F. Steffensen de l’Université de Copenhague, co-auteur de l’étude. Or, les requins sont des poissons cartilagineux qui sont, par définition, dépourvus de tissus calcifiés.

Analyse du cristallin

Pour contourner ce problème, les chercheurs ont utilisé une technique de datation au carbone 14 sur l’œil des requins. Cette molécule radioactive se fixe dans le corps du requin pendant le développement prénatal. Bien à l’abri à l’intérieur de la capsule du cristallin, le stock de carbone 14 n’évolue plus par la suite, contrairement à ce qui se passe dans les autres parties du corps. La quantité de carbone 14 du cristallin reflète donc celle de l’atmosphère lors de sa fabrication.

Mais pourquoi avoir choisi d’étudier cette molécule? Les scientifiques ont pris en compte ce qu’on appelle «l’effet bombe». Il fait référence à la quantité de carbone radioactif introduit artificiellement dans l’atmosphère à cause des essais de bombes nucléaires réalisés dans les années 50-60. Sa concentration a doublé, puis a graduellement baissé, au fur et à mesure de son absorption dans les organismes, entre autres par la faune marine. Cette variation temporelle du taux de carbone atmosphérique offre une bonne opportunité de déterminer la date de synthèse des molécules formant les organismes vivants. Une méthode bien connue des scientifiques qui est entre autre reconnue comme étant un bon moyen de datation de la faune marine.

Petit requin radioactif

En conséquence, d’après les auteurs de l’étude, un jeune requin devrait être de petite taille et étant né après les essais nucléaires, il devrait contenir une grande quantité de carbone radioactif. Au contraire d’un requin âgé, chez qui cette quantité est moindre et qui doit être de grande taille.

Vivant le plus souvent à 300 mètres de fond, le requin du Groenland n’est pas facilement observable, ce qui explique pourquoi il est si mal connu. Les chercheurs danois se sont montrés patients. Ils ont profité des prises accidentelles de ce monstre des mers sur des bateaux de pêche ou de recensement marin. Capturés entre 2010 et 2013, seuls les individus ayant des blessures mortelles - principalement dues aux équipements de pêche – ont été sélectionnés. Une fois l’animal euthanasié, le cristallin de vingt-huit requins femelles a ainsi pu être analysé.

«A première vue, les résultats obtenus sont sensationnels, s’exclame Evgeny V. Romanov chef du projet PROSPER, qui étudie les organismes aquatiques de la Réunion. Mais ils restent difficiles à croire.» Même son de cloche pour Steven Campana: «J’accepte volontiers que ce requin puisse vivre plus d’un siècle, mais je ne suis pas convaincu qu’il atteigne 400 ans. La méthode utilisée [basée sur les vestiges des essais nucléaires] est excellente, je l’ai moi-même expérimentée sur d’autres espèces de requins et poissons. Mais le requin du Groenland a ceci de particulier qu’il vit dans des eaux très profondes, ce qui diminue la pertinence des résultats. A mon sens, l’âge exact reste incertain.»

Avec une durée de vie moyenne estimée à 270 ans, le requin du Groenland ne détient pourtant pas le record de longévité dans le règne animal. Il est devancé par la praire d’Islande (Arctica islandica), un coquillage vivant dans l’océan Atlantique nord. D’après une étude récente, elle peut vivre jusqu’à 500 ans. Quel est le secret d’une si grande longévité? Ces deux espèces supportent l’eau glaciale de l’Arctique. Leur sangfroid leur permet d’avoir un métabolisme lent. Cette lenteur serait ainsi une des clés de la longévité.


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