La vie en modèle réduit à l'extrême
BIOLOGIE
Des scientifiques ont conçu une cellule bactérienne minimale, avec juste le nombre suffisant de gènes pour survivre. Une nouvelle prouesse de la biologie synthétique, ou l'art de créer la vie en laboratoire

Combien de gènes faut-il pour qu'une cellule vive, grandisse et se reproduise? 473 et peut-être moins encore, selon les résultats d'une équipe américaine conduite par le célèbre biologiste Craig Venter. Elle explique dans «Science» comment elle a pu éliminer la moitié des gènes de la cellule Mycoplasma mycoides, et obtenir ce qui ressemble au bagage génétique minimal d'un micro-organisme vivant.
Il y a six ans, le groupe de Craig Venter avait fait sensation en annonçant avoir recréé —ou plus exactement recopié—, artificiellement, le génome complet d'une cellule fonctionnelle, capable de vivre et de se reproduire par division cellulaire. Les longs brins d'ADN —pour un total d'environ 1,08 million de paires de molécules— avaient été synthétisés en éprouvette, avant d'être implantés dans des cellules.
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Cette fois, à partir de ce premier travail, le même groupe crée à nouveau l'événement: pas moins de six années auront été nécessaires pour débarrasser son premier génome bactérien de synthèse —baptisé 1.0— de centaines de gènes non essentiels à la vie. Dans cette version «3.0», ne restent que 473 gènes sur les 901 de départ et des cellules qui, si elles se reproduisent trois fois moins vite que leurs congénères, n'en sont pas moins bien vivantes et fonctionnelles.
Nous voulions comprendre de quoi est faite la vie
«Il s'agit avant tout de recherche fondamentale, prévient Clyde Hutchison, l'un des plus proches collaborateurs de Craig Venter, à San Diego, et principal auteur de l'article publié dans «Science». Nous voulions comprendre de quoi est faite la vie, découvrir le "jeu de commandes génétiques" le plus simple qui soit capable d'animer une cellule.» Une mission partiellement remplie de l'aveu même du biologiste: sur ces 473 gènes, seuls 330 sont parfaitement connus.
Pour 84 autres, la fonction est soupçonnée mais de manière imprécise, «comme un gène dont on sait qu'il est impliqué dans le transport de petites molécules à travers la membrane de la cellule, sans qu'on sache de quelle molécules il s'agit». Enfin 65 gènes ont un rôle qui reste totalement mystérieux. Ce qui ne les empêche pas de faire partie, au moins pour une partie d'entre eux, de ce "minimum nécessaire à la vie".
Fabriquer des biocarburants
En dehors de la prouesse technique, que tous les spécialistes saluent, à quoi peut bien servir la détermination de ce génome minimal? «Notre but est de pouvoir modéliser, de manière la plus précise possible, le fonctionnement d'une cellule sur ordinateur, justifie Clyde Hutchison. Cela nous permettrait de prédire avec exactitude le comportement d'une cellule, sa vitesse de reproduction, son adaptation à des changements d'environnement etc.»
Une modélisation qui n'est pas sans arrière-pensée, puisque Craig Venter n'a jamais caché son désir d'utiliser des cellules façonnées à la demande pour fabriquer des molécules chères destinées à la chimie et à la pharmacie, voire des bio-carburants à partir de matière première végétale non alimentaire. «Plus on en saura sur le fonctionnement de la cellule, et mieux on pourra les contrôler pour des besoins spécifiques», souligne Clyde Hutchison.
«Ces travaux prolongent de manière logique le résultat présenté par le groupe de Craig Venter en 2010, commente le biologiste Martin Fussenegger, de l'ETHZ. A vrai dire, je suis assez partagé. D'un côté je suis fasciné d'apprendre que moins de cinq cent gènes suffisent à la vie. Dans un monde dans lequel on parle de big data et de complexité, il est vraiment rafraichissant de savoir que les comportements vitaux du vivant tiennent à aussi peu de choses. Mais d'un autre côté, je constate que ce groupe n'apporte pas de technique nouvelle, seulement un savoir-faire rendu possible par des financements très importants. De plus, je me demande un peu à quoi tout cela peut servir.»
Deux méthodes concurrentes
L'américain George Church, de l'université américaine de Harvard, affiche également une grande prudence. Ce pionnier de la biologie de synthèse —l'art de recréer la vie— souligne la prouesse de ses collègues —et concurrents— de San Diego, tout en s'interrogeant sur le rôle, à long terme, de leur technique de synthèse d'ADN. «Depuis les premiers travaux du groupe de Craig Venter, des techniques de modification de génome sont apparues, comme le CrispR-Cas9 qui a conquis la majorité des laboratoires de biologie moléculaire en quelques années seulement. Ce n'est pas sans raison: pourquoi tenter de recréer un génome complet en éprouvette et produire des cellules fragiles, quand on peut ajouter des fonctions à la demande sur des cellules robustes comme E. Coli ou les Lactobacillus, qui sont bien plus adaptées à des environnements industriels? La synthèse d'ADN n'aura que peu d'applications.»
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Derrière ce débat de spécialiste, se joue une question clé, en particulier aux Etats-Unis: les financements purement académiques de ces recherches sont désormais éclipsés par le poids grandissant de la Darpa, l'agence scientifique du Pentagone. Le 8 octobre dernier, le Washington Post rappelait que le gouvernement américain a déversé plus de 820 millions de dollars sur les équipes de recherche en biologie de synthèse entre 2008 et 2014, dont plus de 100 millions financés par la Darpa pour la seule année 2014. Chacun cherche donc à mettre en avant les atouts de sa méthode, la synthèse d'ADN chez Craig Venter, et l'édition de gènes pour le groupe de George Church, qui a obtenu un joli résultat en 2015, en mettant au point une cellule incapable de survivre dans la nature, et donc de contaminer l'environnement.
«De fait, ces deux techniques sont complémentaires, arbitre le français François Képes, du Genopole d'Evry, près de Paris. L'édition de gènes est simple, rapide et peu onéreuse, ce qui lui ouvre de nombreuses applications, surtout sur avec organismes vivants complexes comme les animaux et les humains. En revanche, pour des organismes très simples, comme les bactéries et les levures, la synthèse apparaît tout à fait adaptée.»
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