Elle est née dans un monde où le téléphone ne sonnait jamais, parce qu’il n’existait pas. Peut-être que ça a aidé. Jeanne Calment, morte en 1997 à l’âge de 122 ans, détient encore aujourd’hui le record de longévité. Elle a allègrement dépassé les prévisions de ceux qui avaient tenté d’évaluer la limite de la durée de vie humaine. A force d’être démentis par un nombre croissant de centenaires, puis de super-centenaires (plus de 110 ans), les démographes sont devenus plus prudents. Au point qu’on se demande s’il existe vraiment une date de péremption maximale.
La doyenne des Européens, Marie-Thérèse Bardet – Française comme Jeanne Calment – s’est éteinte début juin, juste après son 114e anniversaire. Actuellement, c’est l’Américaine Besse Cooper, 116 ans en août, qui est officiellement l’être humain le plus âgé. Du moins pour autant qu’en attestent les registres d’état civil, parce que répertorier les super-centenaires s’avère compliqué. Dans plusieurs régions du monde, les documents font défaut. En outre, passé un certain âge, il semble que la coquetterie pousse les gens à se vieillir plutôt qu’à se rajeunir.
Même pour évaluer la longévité de nos ancêtres, les chercheurs se réfèrent aux écrits. «L’estimation de l’âge au décès sur la base du squelette d’un adulte reste une difficulté majeure, explique Geneviève Perreard, paléoanthropologue à l’Université de Genève. C’est d’autant plus délicat que l’âge avance.» Il semble toutefois que depuis des temps immémoriaux, certains individus aient vécu plus de 60, voire 80 ans. «Voltaire est mort en 1778 à 83 ans», illustre Gilles Pison, de l’Institut national français d’études démographiques. On pense aussi que plusieurs philosophes grecs ont atteint des âges vénérables, au-delà des 90, voire 100 ans. Si on s’en réfère à la Bible, personne ne rivalise avec les 969 ans de Mathusalem. Les chercheurs préfèrent toutefois s’en tenir à des écrits plus prosaïques, comme des registres d’église. Mais cela ne leur permet pas de remonter au-delà du XVe ou XVIe, souligne Geneviève Perreard.
En se basant sur des modèles d’évolution des populations, on estime toutefois qu’aux temps préhistoriques, l’espérance de vie à la naissance devait se situer autour des 25 ans. «Sinon l’espèce humaine n’aurait pas pu se maintenir», explique Gilles Pison. Plombée par une mortalité infantile importante, la moyenne était vraisemblablement toujours à un niveau comparable au milieu du XVIIIe. «On distingue les populations préjennériennes – du nom de Jenner, inventeur du vaccin contre la variole – des autres», note Geneviève Perreard. L’apparition des vaccins à la fin du XVIIIe, avec les progrès de la médecine, de l’hygiène et des conditions de vie en général, a fait baisser drastiquement la mortalité infantile, puis adulte, entraînant une progression spectaculaire de l’espérance de vie à la naissance au cours des 200 dernières années. «Elle a presque triplé pour atteindre une moyenne mondiale de 69 ans en 2012», souligne Gilles Pison. Le record est détenu actuellement (et depuis 1983) par les Japonais, dont l’espérance de vie est de 83,5 ans, juste devant les Suisses, à 82,4 ans.
Les démographes ont fixé des limites qui ont été dépassées les unes après les autres. «Peut-être est-ce une erreur de considérer qu’il y a une sorte de plafond inscrit dans les gènes de l’espèce humaine, commente Gilles Pison. Il y a deux siècles, on pensait qu’il devait se situer autour de 100 ans. Lorsque Jeanne Calment approchait de 115 ans, on a dit que ça devait être la limite et elle a encore vécu sept ans…» Sans doute inspiré par ses vénérables collègues, Aristote s’interrogeait déjà dans son traité De la longévité et de la vie brève: «Pourquoi les uns vivent longtemps et les autres beaucoup moins?»
Dans cette quête ancestrale, les alchimistes ont été remplacés par les apôtres de la médecine anti-âge. Ceux-ci estiment qu’il vaudrait mieux lutter contre le vieillissement en le considérant comme une seule maladie, plutôt que de combattre séparément toutes les maladies qui y sont liées. Ils disent vouloir avant tout gagner des années de vie en bonne santé, plutôt que des années de vie tout court. François Herrmann, du Département de médecine interne, réhabilitation et gériatrie des Hôpitaux universitaires de Genève, est sceptique. «On ne connaît actuellement pas assez bien les mécanismes du vieillissement, dit-il. Il faudrait une bien meilleure compréhension pour pouvoir agir.» L’épidémiologiste rappelle qu’il existe beaucoup de théories différentes. «Il n’y a probablement pas un gène unique du vieillissement comme on l’a un temps espéré, ajoute-t-il. C’est un processus multifactoriel.» D’après les études réalisées sur les vrais jumeaux, la longévité individuelle est en partie déterminée par nos gènes, en partie par notre environnement et notre hygiène de vie.
Faire de l’exercice mais pas trop, éviter les toxines, vivre dans une région où les températures ne sont pas trop extrêmes… Pour durer longtemps, il vaut en tout cas mieux être une femme. S’il y a vraisemblablement une fragilité biologique de départ, l’écart entre les sexes est toutefois en train de se réduire dans la plupart des pays où l’espérance de vie est élevée. En même temps que la différence de prises de risques, d’attention à la santé ou de pénibilité du travail. L’alimentation semble aussi jouer un rôle important.
«On entend souvent parler du régime crétois ou d’Okinawa», relève François Herrmann. Outre l’absence d’hivers rigoureux, la population de la préfecture japonaise la plus méridionale – où les centenaires sont particulièrement nombreux – a eu par le passé une alimentation plus pauvre que les autres. Dans plusieurs espèces, dont la souris, des études ont montré qu’une restriction calorique de près de 30% allongeait significativement la durée de vie en captivité. Mais ces études sont controversées. Et, chez les êtres humains, seules des observations à très court terme ont pu être menées, précise François Herrmann. Il ajoute toutefois que notre espèce a évolué dans un contexte de disette et non d’abondance.
Le niveau d’instruction et économique des individus influe aussi sur leur longévité, même quand l’accès aux soins est relativement équitable, comme dans les social-démocraties scandinaves. «Les statistiques montrent que si vous traversez Londres d’ouest en est, vous perdez un an d’espérance de vie à chaque station de métro», illustre l’épidémiologiste.
Pourtant, Marie-Thérèse Bardet a grandi à l’Assistance publique et Jeanne Calment mangeait un kilo de chocolat par semaine. Qu’est-ce qui leur a valu de survivre à plus raisonnable ou mieux loti qu’elles? Secret d’arrière-arrière-grands-mères.
Mardi prochain: Les doyens du règne animal.
Les démographes ont fixé des limites à la vie humaine qui ont toutes été dépassées