Serrer la vis ou laisser faire, le dilemme de l’immunité collective
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Tout le monde souhaite voir la population protégée du coronavirus, mais comment? Certains plaident pour des mesures fortes en attendant un vaccin, d’autres pour une large ouverture des activités permettant d’atteindre une immunisation «naturelle»

L’Europe et la Suisse entament un automne marqué par un net regain de la pandémie de Covid-19. Les cas positifs sont en hausse et des mesures sanitaires restrictives sont prises dans de nombreux pays, le plus souvent en suivant les recommandations des panels d’experts.
Mais tous ne sont pas du même avis. Un groupe de scientifiques a récemment publié un texte mettant en garde contre les mesures contraignantes déployées pour faire face à une potentielle deuxième vague de Covid-19.
Le document, paru sous le nom de Déclaration de Great Barrington, du nom de la ville américaine où il a été signé, a été rédigé par trois épidémiologistes: Jay Bhattacharya de l’Université Stanford, Martin Kulldorff de l’Université Harvard et Sunetra Gupta de l’Université d’Oxford.
Ils affirment que «les politiques actuelles de confinement produisent des effets désastreux sur la santé publique», parmi lesquels «une baisse des taux de vaccination chez les enfants, une aggravation des cas de maladies cardio-vasculaires, une baisse des examens pour de possibles cancers ou encore une détérioration de la santé mentale en général».
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Par conséquent, réclament-ils, il faut retourner au plus vite à la vie d’avant et laisser les restaurants, les commerces, les lieux culturels ou sportifs et les écoles ouvrir selon leurs habitudes. Sauf pour une partie de la population: les plus vulnérables au virus, principalement les plus âgés, doivent complètement s’isoler.
Cette stratégie, qu’ils appellent la «protection focalisée» (focused protection) permettrait d’après eux au coronavirus de se propager rapidement dans la population jeune sans faire de dégâts majeurs tout en préservant les activités socio-économiques. Après quoi la majorité de la population guérie serait naturellement immunisée contre la maladie.
Seuil d’immunité
Ce concept n’est pas vraiment neuf: il est même régulièrement évoqué depuis le début de l’épidémie sous le nom d’«immunité collective» – en fait un abus de langage, ce terme ne désignant pas une stratégie ou un mécanisme, mais le statut immunitaire d’une population vis-à-vis d’une maladie infectieuse.
Une épidémie virale ne se propage que si l’agent responsable est en mesure d’infecter des hôtes. Or la population acquiert avec le temps une immunité à celui-ci, soit parce qu’elle est guérie et bénéficie éventuellement d’une immunité naturelle, soit parce qu’elle a été vaccinée.
Au-delà d’un certain seuil de personnes immunisées, la circulation du virus se voit fortement ralentie, faute d’avoir suffisamment d’humains à infecter. La maladie ne disparaît pas, mais elle cesse sa folle croissance épidémique.
Le seuil d’immunité collective dépend de la contagiosité de chaque maladie, en particulier de la valeur R zéro, qui est le nombre de personnes infectées en moyenne par un porteur du virus.
Pour la rougeole, dont le virus est extrêmement contagieux, le seuil est évalué à 95%. Pour le Covid-19, les scientifiques l’estiment entre 60% et 70%, voire 43% selon certains modèles. Nous en sommes loin: le taux actuel serait d’environ 11% à Genève, d’après les dernières enquêtes.
Doutes sur les signatures
Voilà donc l’idée lancée par la Déclaration de Great Barrington, dont il faut préciser qu’elle n’est ni une stratégie précise (le texte est court, vague, ne mentionne pas les masques ou le lavage des mains), ni un document scientifique en bonne et due forme s’appuyant sur des données.
Ce qui ne l’a pas empêchée d’être paraphée par 500 000 personnes, 11 000 scientifiques du domaine médical et 30 000 praticiens, même si des doutes demeurent sur la validité du décompte.
L’idée qui a germé à Great Barrington a même trouvé un accueil favorable à la Maison-Blanche, où des proches conseillers santé du président Trump ont récemment reçu des scientifiques soutenant cette stratégie.
Ailleurs dans le monde, certains pays tels que la Suède et le Brésil semblent avoir privilégié ce type d’approche à des degrés divers. Mais les taux d’immunisation relevés, à peine plus élevés qu’ailleurs, et les bilans sanitaires médiocres, voire désastreux, mettent en doute son efficacité. Les Pays-Bas, après avoir un temps privilégié une certaine souplesse, ont même effectué un spectaculaire virage à 180 degrés après une flambée de cas.
«Dangereuse illusion»
La Déclaration de Great Barrington a été accueillie avec agacement par une partie de la communauté scientifique. «Nous devons nous concentrer sur la lutte contre le virus plutôt que perdre de précieuses ressources en exerçant une discrimination à l’encontre des groupes à haut risque», a écrit dans Le Temps Soumya Swaminathan, la scientifique en chef de l’Organisation mondiale de la santé. La Société allemande de virologie a dit accueillir «avec inquiétude» la montée de ce type d’idées.
La tribune de Soumya Swaminathan: Il faut s’attaquer au virus, et non pas aux personnes vulnérables
D’autres scientifiques ont épinglé la Déclaration dans la revue The Lancet, vue comme «une dangereuse illusion non étayée par des preuves scientifiques».
Propos confirmés par Olivia Keiser, cheffe de la division des maladies infectieuses à l’Institut de santé globale de l’Université de Genève et membre de la task force scientifique suisse: «Ce que la Déclaration suggère n’est pas scientifique car on ne connaît pas encore les mécanismes liés à l’immunité au coronavirus, si celle-ci est efficace ou combien de temps elle dure.»
«Le texte n’est du reste pas basé sur des critères éthiques», ajoute-t-elle. Atteindre le seuil fatidique sera un long processus durant lequel mourront de nombreuses personnes – plusieurs centaines de milliers pour un pays comme les Etats-Unis. Les mesures seraient en outre discriminantes envers les personnes à faible revenu, plus vulnérables.
Enfin, l’épidémiologiste rappelle que garder les personnes les plus fragiles dans une bulle coupée du reste de la société est une gageure. D’autant que les aînés ne sont pas les seuls à être sensibles au Covid-19 – la population générale, même jeune, peut développer de terribles complications dont le «long covid», une forme chronique.
Il existe pourtant un vrai questionnement sur les mesures. «Je ne suis pas pour ne rien faire, plaide Didier Sornette, spécialiste en gestion des risques à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Mais ce débat rappelle que l’obsession envers le virus, analysé à travers l’unique prisme des virologues et des épidémiologistes, nous a rendus myopes et nous a mis des œillères. Les mesures de confinement ont été catastrophiques quand on regarde les effets sur le reste de la société. Nous devons choisir une approche systémique si l’on veut s’en sortir.»
Notre interview de Didier Sornette: «Halte aux gesticulations sur le Covid-19»
Directeur de l’Institut de génétique de l’University College à Londres, François Balloux dit avoir refusé de signer la Déclaration tout comme l’article du Lancet: «Le débat est devenu un peu ridicule. Un consensus sur les mesures les plus acceptables ne semble pourtant pas hors de portée, mais la polarisation et la politisation nous éloignent de cette perspective.»
La question de l’immunité collective, qui rappelle le débat français entre «rassuristes» et «alarmistes», ne ferait donc que donner l’illusion qu’il y a un choix cornélien à faire pour sortir du Covid-19. Or, conclut François Balloux, «on ne doit pas choisir entre la santé et l’économie. Soit on sauve les deux, soit on perd les deux.»