«Slow science», la recherche au ralenti

Epistémologie Des scientifiques réclament davantage de temps pour leurs travaux

Inspiré de la tendance «slow food», leur mouvement remet en cause la course actuelle aux publications

Lutter contre l’accélération de notre rythme de vie, promouvoir la qualité et défendre la diversité culturelle: voici quelques-uns des objectifs du mouvement slow, né en 1989 en Italie avec la création de l’association Slow Food, en réponse à l’ouverture d’un fast-food américain en plein cœur de Rome. Depuis, le concept a essaimé et la tendance slow existe désormais dans des domaines variés tels que le voyage, le design mais aussi la science. Les partisans de la slow science remettent en cause la pratique actuelle de la recherche, qui consiste à publier rapidement le plus grand nombre d’études possible dans des revues scienti­fiques, et réclament davantage de temps pour mener à bien leurs travaux.

Ces idées ont été formalisées en 2010 dans un bref document d’une page seulement, intitulé «Manifeste de la slow science », et publié sur Internet par un groupe de chercheurs anonymes installés à Berlin. On peut notamment y lire: «Nous avons besoin de temps pour réfléchir. Nous avons besoin de temps pour digérer. […] Nous ne pouvons pas toujours vous dire ce que signifie notre science, à quoi elle sert, parce que nous ne le savons simplement pas pour l’instant. La science a besoin de temps. Tolérez-nous pendant que nous pensons.»

«Les idées contenues dans ce manifeste sont relativement simples, mais cela a l’avantage de créer un consensus dans lequel se reconnaissent les signataires, des scientifiques qui souffrent de leurs conditions de travail», ­estime Isabelle Stengers. Cette philo­sophe de l’Université libre de Bruxelles, auteur de l’ouvrage Une autre science est possible! Ma­nifeste pour un ralentissement des sciences*, intervenait récemment dans une conférence consacrée au mouvement slow science organisée à l’Université de Lausanne (UNIL).

De quoi souffrent exactement les scientifiques? Un des aspects les plus fréquemment évoqués concerne l’évaluation de leur ­travail. Celle-ci se fait aujourd’hui ­essentiellement en fonction du nombre d’études qu’ils publient dans des revues scientifiques. Sont privilégiées les revues les plus prestigieuses et les plus citées dans d’autres publications; ces journaux, dont font partie les bien connus Science et Nature, sont dits à «haut facteur d’impact». «Le problème, c’est que cette manière d’évaluer amène les chercheurs, surtout les plus jeunes, à produire beaucoup d’articles afin d’atteindre un certain quota de citations. Le système favorise ainsi les études de routine et non les travaux fouillés. Il mène aussi à des cas de fraude ou à des résultats impossibles à reproduire», affirme le chimiste de l’Université de Strasbourg Jean-François Lutz, auteur d’une tribune libre consacrée à la slow science, publiée en 2012 dans Nature Chemistry. En ce sens, la fast science, comme son corollaire du fast food, est synonyme de produits de mauvaise qualité.

«La lenteur réclamée par la slow science est aussi nécessaire à ce que j’appelle la friction, c’est-à-dire aux échanges avec les autres disciplines et plus généralement avec la société, avance Isabelle Stengers. Aujourd’hui, on considère qu’un scientifique qui lit le journal perd son temps. Le fast contre lequel je lutte est celui qui transforme le monde scienti­fique en une armée capable de ravager ce qu’elle traverse car elle doit arriver à temps.» Le manque de contacts des chercheurs avec le monde extérieur mais aussi leur ultra-spécialisation et leurs liens avec l’industrie entraîneraient également un déficit ­d’imagination, d’après la philosophe. «Enfin, le mouvement slow science revendique le droit à la diversité des connaissances, qui veut que certaines disciplines telles que les sciences humaines se prêtent mal à l’évaluation selon des critères de productivité», complète Bernadette Bensaude-Vincent, philosophe à l’Université ­Paris-1 Panthéon-Sorbonne, qui intervenait également dans la conférence de l’UNIL.

Cependant, pour cette dernière, le mouvement slow science fait fausse route en visant l’accé­lération comme responsable des difficultés de la recherche: «L’opposition fast versus slow polarise les camps et empêche une véritable controverse», considère-t-elle. Quant à Denis Duboule, généticien à l’Université de Genève, il est plutôt circonspect par rapport à cette idée de ralentissement. «Certes, il y a des problèmes dans l’organisation actuelle de la recherche. Les scientifiques qui publient le plus ne sont pas forcément les meilleurs, et inversement. Certains chercheurs ont aussi tendance à orienter leurs travaux en fonction non pas de leur intérêt mais de la possibilité d’obtenir des fonds. Cependant, la recherche d’aujourd’hui coûte très cher et il faut bien trouver un moyen de rendre compte des résultats. Pour moi, c’est plutôt la visée utilitariste de la science, qui implique que chaque étude ait un objectif immédiat, qui met les scientifiques sous pression.»

La vitesse est-elle donc vraiment la principale cause des malheurs des scientifiques? Même si tous ne partagent pas ce diagnostic, la question a l’avantage d’ouvrir le débat sur la manière dont la recherche est pratiquée et évaluée de nos jours. «L’âge d’or au cours duquel les scientifiques pouvaient penser à loisir, sans se soucier de rien d’autre que leurs travaux, n’a en fait jamais existé, car il leur a toujours fallu trouver des moyens. Il est donc inutile d’être nostalgique», considère Alain Kaufmann, responsable de l’interface sciences-société à l’UNIL. Il est toutefois important de dénoncer les pathologies de la vitesse et notamment la tyrannie du facteur d’impact.»

Les initiatives en ce sens existent, même si elles sont pour ­l’instant timides. L’année dernière, des scientifiques et des éditeurs de journaux scientifiques ont cosigné la Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la re­cherche (DORA), qui reconnaît le besoin d’améliorer la manière dont le travail des scientifiques est évalué. «En particulier, lors de l’embauche d’un scientifique, il faudrait prendre en compte non seulement le nombre de ses publications mais aussi se pencher sur leur contenu et sur d’autres aspects de son travail», fait valoir Alain Kaufmann. Une réflexion qui commence à faire son chemin, notamment auprès du Fonds national Suisse, qui s’efforce désormais de mieux intégrer ces considérations dans le choix des projets qu’il encourage.

* Une autre science est possible! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Isabelle Stengers, Ed. La Découverte, 2013.

«La recherche d’aujourd’hui coûte très cher et il faut bien trouver un moyen de rendre compte de ses résultats»