Des solutions pour gérer les conflits d’intérêts en recherche clinique
éthique médicale
La transparence est le mot d’ordre des institutions de recherche clinique pour lutter contre les conflits d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique. Mais cette approche a des limites

L’affaire Jesse Gelsinger aux Etats-Unis a défrayé la chronique en 1999, comme plus tard les scandales du Vioxx et du Mediator, dont le procès devrait avoir lieu en France en 2015. Tous ont en commun des accusations de biais de la recherche par conflits d’intérêts entre des investigateurs d’essais cliniques et l’industrie qui finance et produit le médicament. Les institutions de santé en France, aux Etats-Unis et en Suisse ont depuis tenté de gérer les conflits d’intérêts. Mais ce n’est pas chose aisée. Où commencent-ils? Comment les limiter? Quelles sont les mesures efficaces pour les encadrer? Telles étaient les questions posées par des juristes, médecins et éthiciens lors d’un symposium sur les conflits d’intérêts dans la recherche clinique organisé à la Policlinique médicale universitaire (PMU) à Lausanne le 5 février dernier.
En premier lieu, peut-on se passer de tout lien avec l’industrie pharmaceutique? Pour la plupart des experts, la réponse est non, étant donné la nécessité de ce partenariat public-privé pour financer les essais cliniques. «Interdire les financements privés nécessiterait d’augmenter massivement les fonds publics mis à disposition pour les activités de recherche clinique», explique Odile Pelet, avocate au barreau spécialiste du droit médical.
Si l’interdiction systématique de tout lien financier n’est pas économiquement viable, il existe cependant des situations dans lesquelles il est préférable de les limiter. Comme pour la formation continue des professionnels de la santé. C’est par exemple la position prise par les éditeurs de la revue spécialisée The British Medical Journal, qui a annoncé en novembre 2014 une «tolérance zéro» pour les articles éducationnels affichant un lien financier avec l’industrie. Autre mesure: interdire les liens financiers avec seulement un type d’industrie. Comme l’a fait en 2005 l’Université de Genève pour l’industrie du tabac, après des révélations publiées en 2004 dans le journal The Lancet : les recherches sur le tabagisme passif d’un de ses professeurs avaient été financées par Philip Morris et biaisées.
«Il est inconcevable de collaborer avec des industries comme celle du tabac, dont les intérêts divergent de ceux de la santé publique, confirme Jacques Cornuz, directeur de la PMU. C’est complètement différent avec l’industrie pharmaceutique.» Pourquoi? Parce que l’agenda de l’industrie pharmaceutique peut rejoindre celui de la recherche clinique quand il s’agit de produire des connaissances et des traitements efficaces. Mais alors, quand y a-t-il conflit d’intérêts? Le professeur en science politique Dennis Thompson, de l’Université Harvard aux Etats-Unis, a défini le conflit d’intérêts dans un article du New England Journal of Medicine publié en 1993 comme «un ensemble de conditions dans lesquelles le jugement professionnel concernant un intérêt primaire – comme le bien du patient ou l’intégrité de la recherche – tend à être trop influencé par un intérêt secondaire – un gain financier par exemple». Ainsi un lien d’intérêts n’est pas gênant en soi mais porte le risque de glisser vers un comportement problématique si l’intérêt secondaire l’emporte sur l’intérêt primaire. Sur la base de cette approche, Samia Hurst, éthicienne à l’Université de Genève et membre de la Commission cantonale d’éthique de la recherche à Genève, dans un article publié en 2008 dans EMBO , propose: «On doit s’éloigner du modèle disant qu’il suffit d’être vertueux pour éviter les pièges et que le problème s’arrête. Il faut gérer les conflits d’intérêts comme une situation de risques et faire en sorte qu’ils ne débordent pas au-delà de ce qui est acceptable.» Selon l’éthicienne, la gestion des conflits d’intérêts est une responsabilité morale des institutions pour s’assurer la confiance du public.
Dans les faits, comment s’articule la gestion des conflits d’intérêts? «Dans le droit suisse, la loi fédérale sur la recherche indique seulement que les chercheurs doivent respecter les «normes reconnues» en la matière sans définition claire des conflits d’intérêts, précise Odile Pelet. L’Ordonnance sur les essais cliniques sanctionne le fait de taire les conflits d’intérêts.» La Suisse s’aligne ainsi sur les Etats-Unis et la France, qui ont décrété la transparence avec la déclaration systématique des liens d’intérêts entre investigateurs et industries.
Par ailleurs, tout protocole clinique est passé en revue par une commission chargée de détecter les biais. «Nous sommes très attentifs à la méthodologie, qui doit rester neutre, commente Patrick Francioli, président de la Commission cantonale d’éthique de la recherche sur l’être humain pour les cantons de Vaud, Neuchâtel et Fribourg. L’industrie peut être subtile dans la façon de produire des protocoles biaisés, par exemple en jouant sur les dosages ou en ne prévoyant pas des périodes d’observation suffisantes pour détecter des effets secondaires. Mais ceci est de plus en plus rare grâce à la vigilance des autorités d’enregistrement des produits thérapeutiques comme Swissmedic en Suisse.» Les commissions cantonales d’éthique étudient aussi les contrats qui lient les investigateurs et l’industrie, notamment sur le point des publications. «Nous admettons un droit de regard de l’industrie sur les publications des résultats de l’étude, mais pas un droit de veto», explique Patrick Francioli. Enfin, tous les résultats des études cliniques, qu’ils soient positifs ou négatifs, sont disponibles sur Internet et peuvent être consultés par le public.
Cependant, il existe des zones grises, notamment sur l’exhaustivité des liens d’intérêts que doivent expliciter les chercheurs dans les déclarations faites à la Commission d’éthique, au sein des institutions ou au patient. Odile Pelet s’interroge: «Doit-on divulguer aussi les liens d’intérêts des proches du chercheur? Quelle limite de montant appliquer?» Ces questions sont pour l’instant traitées au cas par cas par chaque institution. «La déclaration à la Commission d’éthique n’est pas exhaustive, précise Patrick Francioli. Elle ne mentionne pas les intérêts financiers privés par exemple.»
Et que faire avec tous ces conflits d’intérêts déclarés? Un autre problème soulevé par Odile Pelet: «La Commission d’éthique doit déterminer si l’intérêt secondaire est susceptible d’influencer les décisions des chercheurs, mais c’est un élément très difficile à évaluer, faisant l’objet d’une appréciation instinctive. Il n’y a pas de règle pour dire ce qui va porter atteinte à l’intégrité de la recherche.»
La transparence par la déclaration systématique des intérêts financiers aboutit à une situation où les fiches d’information pour les patients et les publications égrènent pour chaque investigateur une liste de liens d’intérêts sans autre commentaire. «On risque de banaliser à tort des situations pas banales ou de susciter une certaine paranoïa en donnant tous azimuts des informations pertinentes et d’autres pas, commente Samia Hurst. On ne peut pas demander aux patients une confiance aveugle. Il faudrait accompagner les déclarations d’explications sur ce qui a été fait pour gérer les conflits d’intérêts.»
La transparence sur les conflits d’intérêts est un premier pas mais ne suffit pas. Manquent encore certains outils pour permettre à tous de mieux les comprendre.
«Il n’y a pas de règle pour dire ce qui va porter atteinte à l’intégrité de la recherche»