Qu’est-ce qu’une belle femme? Pour la majorité d’entre nous, c’est d’abord une femme mince. Mais d’où vient cette idée reçue? A quel point est-elle façonnée par les médias? «Il est difficile de faire la part des choses dans nos sociétés, où nous sommes très tôt exposés à cet idéal de la femme longiligne, dont les études ont montré qu’il peut conduire à une pauvre estime de soi et à des troubles alimentaires», indique Jean-Luc Jucker, anthropologue à l’Université de Neuchâtel.

Avec une équipe pluridisciplinaire, impliquant des universités britanniques et nicaraguayennes, le chercheur a étudié l’impact de l’arrivée de la télévision sur des communautés isolées du Nicaragua. Leur étude, publiée mercredi 16 août dans la revue Scientific Reports, montre que depuis qu’elles regardent la télévision, ces populations n’évaluent plus la beauté de la même manière. Elles se sont mises à apprécier les femmes plus minces, alors qu’auparavant c’étaient les plus corpulentes qui avaient leurs faveurs.

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Pour leur travail, les scientifiques ont tiré parti de la récente décision du gouvernement nicaraguayen d’électrifier la côte des Mosquitos, sur la côte atlantique du Nicaragua, une zone dépourvue de routes et éloignée des centres urbains. On y trouve principalement les Amérindiens Mosquitos et des Afro-Caribéens, les Garifunas. «Avec l’arrivée de l’électricité dans leurs villages, les populations locales se sont procuré en priorité deux objets: un frigidaire et une télévision par satellite», explique Jean-Luc Jucker. Ces populations n’ayant eu jusqu’alors accès ni à des magazines, ni à Internet, la télévision a constitué leur premier contact avec un média de masse.

Trois bourgades comparables

L’étude publiée dans Scientific Reports porte sur la comparaison de trois villages. L’un d’entre eux, le village A, est équipé de la télévision depuis 2006. Avec environ 700 habitants, c’est la plus grosse des trois bourgades, et de petits commerces y offrent l’accès à une nourriture relativement variée. Le village B reçoit pour sa part la télévision depuis 2009. Il s’agit d’une petite communauté, quelques dizaines de personnes qui pratiquent la chasse et la pêche. Enfin, les conditions de vie dans le village C sont identiques à celles du village B, sauf que la télévision n’y est pas encore installée. Hormis ces nuances, les trois villages sont peuplés de personnes de revenus et de niveaux d’éducation comparables, en majorité des Garifunas.

Quelque 112 participants, hommes et femmes, ont été recrutés dans ces trois communautés par l’équipe scientifique. Ils ont été suivis pendant trois ans et régulièrement questionnés sur leurs préférences en matière de corps féminin, par le biais d’images représentant des femmes de corpulence variable. Résultat, dans les deux villages ayant accès à la télévision, les personnes interrogées ont privilégié des images de femmes minces, alors que dans le village sans télévision, c’étaient les femmes plus rondes qui étaient désignées comme les plus attirantes. «Dans nos études antérieures, nous avions constaté que les Garifunas avaient traditionnellement une préférence pour les femmes fortes», précise Jean-Luc Jucker.

J’ai vécu en tout 22 mois auprès de ces communautés, lors de plusieurs séjours. A chaque fois, j’ai perdu entre 6 et 8 kilos. Manger à sa faim n’est donc pas acquis sur la côte des Mosquitos

Jean-Luc Jucker, anthropologue à l’Université de Neuchâtel

Tout se passe donc comme si c’était bien la télévision qui avait amené ce nouvel idéal de minceur. Et cela bien que l’accès à la nourriture soit parfois aléatoire sur la côte des Mosquitos, comme dans le village B, qui reçoit la télévision mais ne possède pas d’échoppes. «J’ai vécu en tout 22 mois auprès de ces communautés, lors de plusieurs séjours. A chaque fois, j’ai perdu entre 6 et 8 kilos. Manger à sa faim n’est donc pas acquis dans cette région, témoigne Jean-Luc Jucker. Dans ces conditions, on peut imaginer que les femmes bien en chair soient plus appréciées. Mais selon notre étude, c’est la télévision, et non la disponibilité alimentaire, qui a le plus d’impact sur l’attractivité du corps féminin.»

Feuilletons brésiliens

Comment expliquer ce pouvoir des images, jusqu’à transformer des appréciations aussi intimes que celle de la beauté physique? Jean-Luc Jucker propose trois interprétations: «Le changement observé pourrait simplement découler de l’exposition: à force de voir des femmes minces à la télévision, on s’adapte à cette image. Il y a aussi probablement un effet de valorisation. Les femmes qui apparaissent dans les feuilletons mexicains et dans les films hollywoodiens sont perçues comme des modèles. Enfin, cet attrait pour la minceur pourrait s’inscrire dans des changements socio-économiques plus profonds, à l’œuvre chez ces populations qui accèdent à davantage de confort matériel.»

«C’est une étude très intéressante et bien conçue, même si elle est à considérer avec prudence en raison du petit nombre de participants, estime Chiara Testera, chargée du programme «Image corporelle positive» chez Promotion Santé Suisse. Elle confirme de précédents travaux portant sur l’influence des médias sur les idéaux de minceur. Une étude menée aux îles Fidji à la fin des années 1990 avait déjà montré que l’arrivée de la télévision satellitaire avait augmenté la fréquence des troubles alimentaires.» Des travaux menés récemment à l’Université de Fribourg ont par ailleurs révélé que des jeunes femmes avaient une moins bonne image de leur corps après avoir feuilleté un magazine féminin, par rapport à un magazine de voyage.

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Jean-Luc Jucker précise encore que si certaines femmes garifunas se sont mises à parler de régime depuis qu’elles regardent la télévision, elles ne déclarent pas pour autant souffrir de ce nouvel idéal de minceur. «L’arrivée de la télévision est plutôt vécue de manière positive, car elle offre un divertissement et des informations sur la politique ou les situations d’urgence comme les ouragans. Elle favorise aussi l’apprentissage des langues», explique l’anthropologue. Qui aimerait désormais étudier l’impact de la télévision sur les préférences corporelles chez les hommes, certains Garifunas de la côte des Mosquitos s’étant récemment mis à la musculation.