Au début de l’histoire, l’Univers aurait donc fait Bang! Une gigantesque explosion qui, selon les théoriciens, a dû générer autant de matière que d’antimatière. Ainsi, dans cette grande soupe originelle, à chaque électron, de charge négative, aurait dû correspondre un positron, positif, lui. Et chaque proton, de charge positive, devrait être apparié à un antiproton, négatif. Des antiparticules qui auraient dû former des antiatomes, puis des anti-planètes, peuplées d’anti-villes, avec des anti-parcs remplis d’anti-arbres en anti-fleurs. De quoi permettre aux anti-astrophysiciens de passer un bel anti-dimanche après-midi. Seulement voilà: l’Univers, aussi loin qu’on le connaisse, est en très grande majorité composé de matière. Des anti-mondes ont-ils donc existé? Existent-ils encore parmi les 100 à 200 milliards de galaxies? Ou pourquoi la belle symétrie théorisée au sujet du Big Bang n’a-t-elle pas été respectée?

C’est une des questions à laquelle doit répondre AMS-02, l’une des expériences les plus cruciales jamais expédiées dans l’espace. Pour l’heure lové dans la soute de la navette spatiale Endeavour, immobile sur son pas de tir du Kennedy Space Center (Floride), l’Alpha Magnetic Spectrometer doit être lancé vers le ciel le 29 avril à 21h47 heures suisses, avant d’être installé sur l’armature de la Station spatiale internationale (ISS). Et si le détecteur trouve des réponses, celles-ci auront une forte couleur suisse, puisque l’instrument, qui rivalise en taille avec le télescope spatial Hubble, a été assemblé au CERN, à Meyrin, tandis que son «cœur» a été construit à l’Université de Genève (Unige).

Pourquoi aller forcément dans l’espace pour cette quête? «Les particules et molécules d’antimatière s’annihilent lorsqu’elles entrent en contact avec celles de la matière, dans l’atmosphère par exemple», explique Samuel Ting, Prix Nobel de physique au MIT de Boston, de passage récemment à Genève. Par ailleurs, en raison du vide intersidéral, «l’énergie des particules que nous pouvons mesurer depuis l’ISS est sans limite», poursuit le père du projet, heureux de voir son engin enfin s’envoler vers les étoiles.

Imaginé en 1994 déjà, impliquant 600 physiciens de 16 pays, AMS-02 a en effet failli ne jamais décoller du plancher des rodéos américains. En 1998, le prototype AMS, plus petit, a été embarqué à bord de la navette Discovery pour un essai de cent heures. «Les résultats furent un succès total», selon Maurice Bourquin, physicien à l’Université de Genève et membre de l’équipe. Si bien que le projet a suivi son cours. Une place a été aussitôt réservée pour AMS-02 sur l’ISS. Mais c’est le moyen de transport qui allait poser des soucis.

Après la catastrophe de la navette Columbia en 2003, puis en 2004 la priorité mise par George W. Bush sur le développement d’un nouveau lanceur pour viser Mars, la NASA décide de restreindre ces vols navettes. Au contraire de l’achèvement de l’ISS, l’acheminement d’AMS-02 dans l’espace n’est plus une priorité: à la trappe, ce projet coûtant au total 2 milliards de dollars (salaires des scientifiques et lancement inclus), financé par 10 pays européens ainsi que par le Department of Energy americain!

«Sam Ting a ensuite remué ciel et terre aux Etats-Unis pour infléchir cette décision», se souvient Martin Pohl, physicien genevois et membre du team AMS. D’origine chinoise, «il a même contacté les Chinois, qui affichaient leurs ambitions spatiales, pour trouver une solution auprès d’eux».

Par chance, le vent tourne avec l’arrivée de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis, suivie d’un changement à la tête de la NASA. Qui finit par glisser AMS-02 dans la soute de ce qui, à l’époque, devait être le dernier vol-navette, celui d’Endeavour ce vendredi. «C’est exactement pour ce genre d’expériences scientifiques qu’a été construite l’ISS, qui aura coûté 100 milliards de dollars, commente Samuel Ting. Cela aurait été une aberration totale de ne pas lancer AMS-02», tant l’enjeu est énorme.

«Si l’on détecte ne serait-ce qu’un seul anti-noyau d’hélium ou de carbone, cela voudra dire qu’il y a quelque part dans l’Univers une «cuisine à antimatière», une anti-étoile capable de synthétiser des antiatomes, dit Martin Pohl. Tout le monde pense que l’on n’en trouvera pas. Mais si c’est le cas, il faudra revoir profondément toutes nos théories concernant l’origine et le fonctionnement de l’Univers.»

Par ailleurs, autant profiter d’un tel instrument, placé dans un environnement si unique, pour tenter d’élucider d’autres des grands mystères de l’astrophysique. Comme celui de la matière «sombre», qui emplirait un petit quart de l’Univers, mais dont les physiciens peinent à définir la nature. L’une des explications serait l’existence de particules inédites, appelées neutralinos. Si elles existent, AMS-02 pourrait les entrevoir.

Les physiciens ouvriront aussi bien grands les yeux électroniques d’AMS-02 à la recherche de «strangelets», une forme inconnue de la matière. Habituellement, en son creuset le plus intime, celle-ci est faite d’atomes, dont le noyau est composé de neutrons et de protons. Ces derniers sont à leur tour formés des particules élémentaires baptisées «quarks». La matière ordinaire est ainsi formée de deux types de quarks, dits «up» et «down». Or il existe d’autres membres dans cette famille de corpuscules, dont ceux que les physiciens ont nommés «strange» (étrange). Les «strangelets» sont donc d’hypothétiques infimes agrégats de matière «étrange», contenant des quarks «strange» en plus des habituels «up» et «down». Mais leur existence n’a jamais été prouvée jusqu’ici.

«Sans être une mission de l’Agence spatiale européenne, AMS-02 est un instrument important pour l’Europe», commentait l’an dernier Simonetta di Pippo, directrice des vols habités à l’ESA. A bord d’Endeavour figure tout de même l’astronaute italien Roberto Vittori, qui devrait aider à arrimer le détecteur à la structure de l’ISS. Et Bill Gerstenmaier, administrateur associé de la NASA, d’ajouter: «Cette expérience donne vraiment une raison d’être à la Station spatiale, et devrait apporter une moisson d’informations importantes pour la compréhension de l’Univers.» Dont, peut-être, quelques surprises… «Car, conclut Sam Ting, lorsqu’on construit une machine scientifique, les résultats ne correspondent très souvent pas au projet initial, basé lui-même sur les connaissances du moment. Or les découvertes, précisément, bouleversent ce qu’on sait.»