Un campus futuriste pour le(s) cerveau(x)
Recherches
Le Campus Biotech, à Genève, sur le site de Sécheron, se remplit rapidement. Le Centre Wyss pour la bio- et neuro-ingénierie en sera un des fleurons. Son directeur, l’Américain John Donoghue, détaille ses ambitions: mettre au point des neurotechnologies au bénéfice de l’être humain, et notamment un système de communication sans fil implanté dans le cerveau permettant aux personnes paralysées de commander leurs membres, prosthétiques ou bien réels.

«Internet to the brain». Soit «l’Internet vers le cerveau». Et avec du WiFi. Une technologie qui permettrait à des personnes paralysées, à l’aide d’une simple pensée captée par une électrode implantée dans leur cortex et connectée à un émetteur sans fil, de lancer des commandes à distance. Par exemple faire bouger une prothèse de membre. Tel est le rêve de John Donoghue, pionnier dans ce domaine dit des «interfaces entre cerveau et ordinateur». C’est ce chercheur de renommée mondiale, professeur à l’Université Brown à Rhode Island (Etats-Unis), qui a été choisi pour diriger le Centre Wyss pour la bio- et neuro-ingénierie, l’un de fleurons du Campus Biotech, sur le site de Sécheron à Genève (lire ci-contre), où s’installera aussi en novembre le Human Brain Project. Au Temps, il explique où il espère mener cette plateforme financée par la Fondation Wyss à hauteur de 100 millions de francs, et visant à favoriser les transferts de technologies.
Le Temps: Pourquoi avez-vous accepté ce poste de directeur?
John Donoghue: C’est une opportunité extraordinaire de construire quelque chose de nouveau. Lorsque le président de l’EPFL Patrick Aebischer, avec qui j’ai travaillé à l’Université Brown, m’a appelé, il voulait avoir des noms de papables pour occuper ce poste; c’est finalement avec moi qu’il a discuté (rires). Aux Etats-Unis, la science est excellente, mais les ressources limitées. Ici, il y a tout ce dont je rêvais: des spécialistes des neurosciences, du monde clinique, de l’industrie, de l’ingénierie, et des infrastructures libres de suite pour atteindre le but fixé: créer des outils neurotechnologiques au bénéfice de l’être humain.
– Des exemples?
– L’objectif est de faire voir les aveugles, entendre les sourds, marcher les gens paralysés. Donc rendre quiconque ayant une invalidité indistinguable des autres personnes, cela à l’aide de systèmes neuroprosthétiques. L’idée ultime est de développer les parties d’un système nerveux artificiel susceptible de remplacer le modèle biologique. Pour ce faire, il faut d’abord comprendre comment fonctionne ce dernier; il y a sur l’Arc lémanique des chercheurs excellents en neurosciences fondamentales. Puis, il faut oser interpréter les signaux que génère le cerveau; à nouveau, la région dispose d’experts en neurosciences computationnelles. Enfin, il faut de fins ingénieurs pour fabriquer les prothèses dont on parle; la Suisse en regorge. Notamment au Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM), à Neuchâtel. Toutes ces tâches sont très complexes.
– Vous ne partez pas de rien. En 2012, votre équipe est parvenue à faire boire une patiente tétraplégique, Cathy, dans une tasse à l’aide d’un bras robotisé qu’elle commandait par la pensée par le biais d’une électrode greffée dans son cortex moteur. Poursuivrez-vous vos recherches ici?
– Oui. Nous avons déjà un prototype pour aller plus loin (voir l’image). Il s’agit d’un petit dispositif rempli d’électronique, qui fait office d’interface. Greffée sous la peau du crâne, celle-ci recueille les signaux corticaux à l’aide de 100 micropointes disposées sur une électrode implantée dans le cortex, et, à travers un émetteur WiFi, transmet ces données à un petit ordinateur central – typiquement un iPhone porté à la ceinture. Ce dernier pourra alors commander une prothèse robotisée, comme l’a fait Cathy. Mais notre ambition est de pouvoir permettre aux personnes paralysées d’utiliser leurs vrais membres, lorsqu’ils sont encore fonctionnels. Comment? Pour Cathy, par exemple, en greffant sur les nerfs de son bras des électrodes qui excitent ses muscles. Ce type de stimulation existe déjà; cet été, la sportive américaine paraplégique Jennifer French a montré qu’elle pouvait marcher simplement en appuyant sur le bouton d’un boîtier, qui lui-même activait les muscles de ses jambes par le biais d’électrodes implantées. L’objectif est désormais de coupler cette technologie avec celle des ordres du cerveau envoyés par WiFi à travers l’interface greffée. La personne paralysée retrouverait ainsi toute sa mobilité. Il y a par exemple aux Etats-Unis 800 000 personnes qui souffrent d’un accident vasculaire cérébral, dont 150 000 gardent leurs capacités cognitives, mais ne peuvent plus bouger tel ou tel membre. Par ailleurs, ce genre de modalité de commande par la pensée pourra s’appliquer dans d’autres situations, pour commander des implants installés sur d’autres organes réels (cœur, vessie, etc.) ou artificiels (pompe à insuline pour diabétiques par exemple).
– Quel horizon temporel visez-vous?
– Question classique de journaliste; et il ne faut pas créer de fausses attentes dans le public. Tout cela est une vision du futur, mais celle-ci est réalisable. Il y a beaucoup à faire avant les premiers tests sur des humains, mais nous en discutons. Nous avons testé ce dispositif sur des singes. Donc – et je suis d’ordinaire très optimiste –, si d’ici une décennie, nous parvenons à restaurer chez des patients une certaine mobilité, même saccadée, ce serait bien.
– Quelles sont les difficultés?
– Il faut s’assurer qu’aucun fluide ne coule du cerveau vers l’intérieur de l’interface, d’où sortent une centaine de microfils pour être connectés avec l’électrode implantée. Il faut ensuite s’assurer que l’interface communique en WiFi avec une haute bande passante, et dans toutes les directions, car une quantité énorme d’informations doit être transmise vers l’extérieur. Pour cela, il faut des batteries durables, tant il est impensable de répéter souvent l’intervention chirurgicale pour en changer; sur notre prototype, elles peuvent durer cinq ans. Ce dernier a pour l’heure la taille d’une boîte d’allumettes. Mais c’est aussi ce qui se fait de plus complexe au monde. Cela dit, le type de travaux qu’on veut mener ici seront justement de voir si on peut technologiquement rendre un tel dispositif encore plus petit, plus efficient en énergie.
– On touche là au cœur de vos futures activités au Centre Wyss…
– Les gens du milieu académiques sont des «mines à idées», mais ils ne savent souvent pas comment franchir ce que les investisseurs appellent la «vallée de la mort», soit cet écart entre concepts de base et produits technologiques de «masse». Il est d’abord important de souligner qu’il faut faire des recherches de base, sans quoi il est impossible de passer à l’étape suivante. Puis, il faut de l’argent, qui n’est d’ailleurs pas toujours facile à trouver; lorsqu’il y a de gros et coûteux tests à faire, les agences traditionnelles de financement sont parfois réticentes. Surtout, il faut que les scientifiques apprennent à parler la langue des industriels et des financiers afin de travailler ensemble.
– Et quel sera votre rôle?
– Je suis le coordinateur, le catalyseur de cette immense expérience… Mon rôle sera de faire regrouper tous ces savoir-faire et expertises au Centre Wyss pour favoriser les projets translationnels. J’ai moi-même tenté de faire ce chemin, avec ma firme Cyberkinetics, mais j’ai échoué, à cause de la crise financière. J’ai beaucoup appris. Mon expérience ne sera qu’un petit modèle de ce que j’espère voir se développer ici, avec succès!
– Tous ces travaux futuristes suscitent moult questions éthiques…
– Indiscutablement. Nous aurons ici des séminaires d’éthique, voire hébergerons des éthiciens. Il est crucial que les chercheurs soient sensibilisés, mais il est aussi important que les éthiciens sachent ce qu’il est réellement possible de faire, loin de la science-fiction.
– Vous louez la région lémanique pour ses recherches en neurosciences. Mais que lui manque-t-il pour être vraiment au top mondial?
– Le défi n’est pas propre à votre région: on connaît beaucoup de la seule cellule nerveuse. Mais l’étude du fonctionnement du cerveau ressemble à l’observation d’un match de football depuis les airs: vous voyez les joueurs, peut-être la couleur des maillots, et surtout les mouvements d’ensemble, mais pas beaucoup plus de détails. De même, pour comprendre – puis réparer voire remplacer – les réseaux de neurones, il faut comprendre leur fonctionnement premier. Et là, notre déficit de connaissances est immense. C’est le cœur de l’initiative américaine BRAIN, que j’ai participé à lancer et qui promet de livrer des résultats considérables en neurosciences dans les douze prochaines années.
– BRAIN est le pendant américain du Human Brain Project (HBP), l’immense projet qui veut, lui, plutôt simuler le cerveau sur un superordinateur. Qu’en pensez-vous?
– Question délicate. Le cerveau est si complexe que l’on a besoin de différentes approches. Pour moi, étudier en détail chaque connexion neuronale n’est pas important, il faut connaître les règles générales. Et établir une vaste base de données de tous les savoirs acquis sur le cerveau – l’autre ambition du HBP – est très utile.
– Mais est-il possible de simuler quelque chose dont – comme vous l’avez dit – on ne comprend pas le fonctionnement de base?
– La théorie pour construire des ponts n’a été écrite que des siècles après que la pose des premiers ponts… De même, il est difficile de conclure à l’inutilité de l’idée du HBP, qui s’attaque à une tâche énorme. Il faut un débat sain. Mais lorsque des gens intelligents empoignent un problème complexe, même si des fautes sont faites, l’on apprend des erreurs, et il ressort quelque chose d’intéressant. Concernant le financement, ce serait une erreur de tout miser sur un tel projet s’il empêchait les neuroscientifiques non impliqués de poursuivre leurs travaux – c’est l’une des critiques entendues cet été. Mais je doute que ce soit le cas, même si je connais mal le système de financement de la science européen, dont l’ampleur me semble néanmoins remarquable.
– BRAIN est souvent vu comme la réplique américaine au HBP. Est-ce le cas? Alors que la Chine est aussi active dans ce domaine, faudrait-il un projet mondial sur le cerveau?
– Non, l’initiative BRAIN est née du constat qu’il fallait enfin commencer à unir les forces [américaines] pour commencer à comprendre le cerveau, cela avec un pot commun de ressources qui s’amoindrit. Sinon, j’estime que, comme la Station spatiale internationale est l’œuvre de plusieurs nations, il est préférable pour chaque gros projet de neurosciences de suivre un axe spécifique – au HBP, c’est la simulation computationnelle. Les résultats de l’initiative BRAIN, plutôt ciblée sur la compréhension fondamentale, la nourriront d’ailleurs. Cette complémentarité est magnifique, d’autant qu’elle n’a pas été établie de manière délibérée.