Dix milliards de dollars, au minimum. Tel est, selon la Banque mondiale, le coût du canal qui pourrait relier un jour la mer Rouge à la ­mer Morte en phase de dessèchement. Un chantier gigantesque, de 180 kilomètres de long, censé associer Israël, la Jordanie, l’Autorité ­palestinienne, ainsi qu’une série de contributeurs internationaux, dont le Japon et la France.

Le projet est vital pour la région car la mer Morte a perdu 30% de sa superficie depuis le milieu des années 60, passant de 950 à 637 ki­lomètres carrés. Et ce parce qu’Israël pompe dans le Jourdain pour répondre (partiellement) aux besoins de sa population et de son agriculture. Et parce que la Syrie et le Liban détournent les eaux du Yarmouk, un affluent du Jourdain.

Résultat: les apports à la mer Morte provenant du Jourdain et de ses affluents sont passés de 1350 millions de mètres cubes par an dans le courant des années 1950-1960 à moins de 290 aujour­d’hui. Pour corser la situation, Israël Chemicals, pour l’Etat hébreu, et Arab Potash Company, pour la Jordanie, exploitent massivement les ressources minérales des lieux. Ce qui n’a fait qu’aggraver la détérioration de l’étendue d’eau, dont le niveau a baissé de 29 mètres en cinq décennies. A ce rythme, les experts estiment qu’en 2050, la mer Morte sera réduite à quelques petits étangs entourés de croûtes de sel.

Lancée en 1994, dans la foulée de l’accord de paix israélo-jordanien, par le premier ministre Yitzhak Rabin et le roi Hussein, l’idée de revigorer la mer Morte n’est pas nouvelle. Dans le courant des années 70, l’Etat hébreu avait en effet étudié la faisabilité d’un ­canal reliant la baie de Haïfa (mer Méditerranée) à la vallée du Jourdain, mais le projet avait été abandonné sans explications en 1985.

La Banque mondiale a franchi une étape décisive en estimant, il y a peu, dans un rapport, que le chantier actuellement envisagé est «faisable» d’un point de vue technique, financier et environnemental. Il s’agirait d’une voie d’eau en plein air partant de la mer Rouge et se transformant ensuite en un pipeline circulant dans le Wadi Arabeh, une zone particulièrement aride du territoire jordanien située juste en face de la plaine de l’Arava (Israël).

Cette construction permettrait d’apporter 1,9 milliard de mètres cubes d’eau dans la mer Morte mais également en Israël, en Cisjordanie, ainsi qu’en Jordanie. Surtout en ­Jordanie, dont 92% du territoire est recouvert de désert, ce qui en fait l’un des dix pays les plus arides du monde.

Techniquement, le chantier ne présenterait aucun problème majeur même si son parcours serpente le long d’une zone sismique et s’il existe une dénivellation de 423 mètres entre les deux mers. Outre le canal et le pipeline proprement dits, il comprendrait une usine hydroélectrique et une autre de dessalement d’eau de mer (capacité: 200 millions de mètres cubes/an).

Le problème est que la crise économique mondiale et les boule­versements survenus au Proche-Orient à partir de 2010 plombent sérieusement l’enthousiasme des promoteurs du projet du «canal de la paix». Certes, pour la façade, le projet est toujours d’actualité. Mais, en raison de l’affaiblissement de son économie, l’Etat hébreu a dû réduire ou geler la plupart des grands travaux auxquels il est associé. Parmi lesquels figure une ligne de train à grande vitesse reliant Tel-Aviv à la station balnéaire d’Eilat (à l’extrême sud d’Israël), voie qui aurait partiellement longé le tracé du canal.

Quant à l’Autorité palestinienne, elle est financièrement exsangue et incapable de la moindre initiative. Enfin, en Jordanie, la monarchie a d’autres soucis en tête que ce chantier: les répercussions de la guerre civile syrienne et l’afflux d’un demi-million de réfugiés en deux ans.

«Entre financer une étude de faisabilité à 10 millions d’euros et en budgétiser 10 milliards pour lancer le chantier, il y a un gouffre», explique Sébastien Boussois, chercheur associé à l’Institut Medea de Bruxelles et au Centre Jacques Berque, auteur d’un livre sur la question*. «Si Israël peut encore envisager d’emprunter à la Banque mondiale, l’Autorité palestinienne et la Jordanie ne sont plus en état de le faire. Le royaume hachémite est plongé dans une crise économique et sociale majeure, qui le force à réduire drastiquement toutes ses dépenses.»

Tout en se déclarant toujours partie prenante du projet mer Rouge - mer Morte, la Jordanie a par ailleurs entrepris de capter les eaux de «Disi», une vieille nappe aquifère située à 325 km au sud d’Amman. Ce projet de 1 milliard de dollars permettra d’extraire 100 millions de mètres cubes par an afin d’alimenter la capitale jordanienne et ses environs pendant un demi-siècle. Cela à la condition de traiter son eau, irradiée au radium selon une étude de la Duke University, aux Etats-Unis.

Pour l’heure, nul ne peut encore affirmer avec certitude que le «canal de la paix» sera creusé un jour. Quoi qu’il en soit, plusieurs ONG de défense de l’environnement, parmi lesquelles les Amis de la Terre - Moyen-Orient (Foeme), dénoncent les répercussions «néfastes» d’un tel projet. «Oui, il y aurait de l’eau, mais également une prolifération d’algues rouges. Et qui a pensé que les sols pourraient être pollués par de l’eau de mer?» interroge Munkat Mahayer, un militant anti-canal.

Pour les différentes associations environnementalistes, même si la mer Morte est sauvée, les principaux bénéficiaires du projet ne seront pas les populations locales ni le milieu naturel mais les entreprises privées associées à l’exploitation du site. A Tel-Aviv comme à Amman, des cabinets d’architectes préparent d’ailleurs déjà des plans visant à transformer les berges du canal en une sorte de riviera du pauvre parsemée de villages de vacances, d’hôtels et de marinas qui dénatureraient irrémédiablement les lieux.

* «Sauver la mer Morte», de Sébastien Boussois, Ed. Armand Collin, Paris, 2012.

L’Etat hébreu a dû réduire ou geler la plupart des grands travaux auxquels il est associé