Le chromosome Y ne sert pas uniquement à déterminer le sexe mâle chez les mammifères mais influence aussi d’une manière importante le fonctionnement de l’organisme, selon deux études suisse et américaine publiées dans la revue Nature. Deux approches scientifiques différentes ont permis de retracer l’histoire de ce chromosome chez les mammifères. Elles révèlent que certains de ses gènes ont été largement conservés au cours de l’évolution et participent au fonctionnement de toutes les cellules de l’organisme.

C’est un changement complet de perspective pour ce chromosome rabougri dont l’utilité semblait limitée à la formation d’individus mâles. L’équipe de l’Américain David C. Page, pionnier de la génétique de la différenciation sexuelle à l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) à Cambridge, s’est lancée dans le séquençage du chromosome Y de cinq espèces de mammifères, dont un marsupial, l’opossum. L’équipe de Henrik Kaessmann, du Centre intégratif de génomique (CIG) de l’Université de Lausanne, a choisi de répertorier tous les gènes exprimés uniquement chez les cellules d’individus mâles. «Avec cette méthode comparative moins lourde que le séquençage, nous avons pu étudier un plus grand nombre d’espèces, précise Diego Cortez Quezada, premier auteur de l’étude. C’est-à-dire des mammifères placentaires mais aussi des marsupiaux et des monotrèmes comme l’ornithorynque et l’échidné, beaucoup plus anciens. Ceci nous a permis de remonter très loin, aux origines des mammifères, il y a environ 200 millions d’années.»

Avec un tel recul, les chercheurs suisses ont trouvé que des gènes déterminant le sexe mâle étaient apparus de façon indépendante chez les monotrèmes (gène AMHY) et les autres mammifères (gène SRY). Ils ont aussi découvert que la formation du chromosome Y spécifique des individus mâles a suivi une évolution comparable chez les différentes familles de mammifères. «Ce chromosome s’est progressivement spécialisé à partir d’un chromosome homologue au chromosome X au cours d’étapes successives où il a perdu de nombreux gènes, note Diego Cortez Quezada. Nous avons pu dresser la liste des différents gènes conservés sur le chromosome Y depuis sa formation chez l’ancêtre des mammifères placentaires et des marsupiaux. Notre chromosome Y partage ainsi 14 gènes avec l’éléphant, un héritage intact vieux de 105 millions d’années.»

Cet inventaire des gènes retenus par l’évolution a offert une surprise de taille aux chercheurs. La majeure partie de ces gènes ne s’avèrent pas spécialisés dans la formation des testicules ou des spermatozoïdes mais interviennent dans la plupart des cellules de l’organisme. Ils ne sont pas uniques et possèdent toujours leur homologue sur le chromosome X, hérité de la mère. «Ce qui est fascinant, relève Diego Cortez Quezada, c’est que les gènes retenus sur le chromosome Y chez les mammifères placentaires, les monotrèmes ou même le chromosome W des oiseaux ont des fonctions analogues après une évolution distincte sur une période de 180 millions d’années.» Pourquoi ces gènes ont-ils été retenus par l’évolution? Pour les chercheurs américains, leur présence en double exemplaire dans le génome, l’un sur le chromosome X et l’autre sur le chromosome Y, est probablement indispensable à la viabilité des mammifères mâles. Fonctionnellement, ces gènes interviennent à tous les niveaux de contrôle de l’expression des gènes dans la cellule, précisent les chercheurs du MIT. Ils en déduisent que le chromosome Y joue un rôle important dans toutes les cellules de l’organisme mâle.

Cette conclusion contraste avec l’idée que l’on avait jusqu’à présent du chromosome Y humain. Il forme avec le chromosome X, son équivalent hérité de la mère, un couple bien mal assorti parmi les 23 paires de chromosomes du génome. Petit, il fait presque le tiers du chromosome X, il porte aussi beaucoup moins de gènes codant pour des protéines, environ 70 au lieu de plus d’un millier pour son partenaire sexuel. Une grosse partie du chromosome Y semble donc inutile, formée de séquences inactives ou répétées, ce qui suggérait qu’il était en voie de régression.

Comme chez tous les mammifères, un phénomène d’isolement progressif du chromosome a limité la réparation des gènes qui paraissaient alors réduits à ceux indispensables à la formation de testicules et de spermatozoïdes fonctionnels. En 1990, le gène SRY responsable de la différenciation mâle était identifié sur le chromosome Y. Son introduction chez la souris génétiquement femelle induit la formation d’individus d’aspect mâle mais stériles. En 2013, il a suffi à des chercheurs américains d’ajouter en plus de SRY un seul autre gène du chromosome Y pour obtenir la production de cellules précurseurs des spermatozoïdes chez ces animaux et de leur assurer une descendance par fécondation in vitro. En 2006, la biologiste Jennifer Marshall Graves, professeure émérite à l’Université nationale d’Australie, n’a d’ailleurs pas hésité à aller plus loin en prédisant la disparition possible du chromosome Y humain en se basant sur de nombreux arguments, notamment évolutifs. Un phénomène de régression chromosomique analogue s’observe chez les oiseaux, les poules ayant un chromosome sexuel W largement réduit par rapport à celui des autruches, oiseaux d’origine plus ancienne. Chez les rongeurs, dont les espèces évoluent très rapidement, certaines d’entre elles se passent complètement de chromosome Y par un mécanisme inconnu. Et même chez l’homme, les personnes atteintes du syndrome de Turner peuvent vivre sans ce chromosome.

Les nouveaux résultats publiés dans Nature permettent de mieux comprendre ces phénomènes. Le syndrome de Turner est rare et très peu de fœtus arrivent à terme chez l’homme, précisent les chercheurs américains. Chez la souris, les animaux atteints de ce syndrome sont viables mais «cet animal est un cas particulier, souligne Diego Cortez Quezada, car son chromosome Y possède beaucoup moins de gènes ayant une fonction générale dans l’organisme que celui de l’homme». Pour les chercheurs, le chromosome Y humain n’est pas près de disparaître car il détient des gènes très intéressants, précieusement retenus par l’évolution depuis des millions d’années.

«Notre chromosome Y partage 14 gènes avec l’éléphant, un héritage intact vieux de 105 millions d’années»

Ces gènes ne s’avèrent pas spécialisés quedans la formation des testicules ou des spermatozoïdes