Santé
Une méthode développée par des médecins de l’Université de Pennsylvanie permet de reprogrammer le système immunitaire de patients leucémiques pour qu’il attaque leur cancer. Ils espèrent s’en servir à terme pour lutter contre le VIH

Février 2012, le corps d’Emily Whitehead était à bout. Après deux cycles de chimiothérapie, suivis de rechutes, la leucémie qui rongeait la fillette de six ans aux grands yeux vert-brun avait commencé à prendre le dessus. «Elle devait subir une greffe de la moelle osseuse, mais son état a commencé à se détériorer quelques semaines avant l’opération, se souvient son père, Tom Whitehead. Elle n’en avait plus pour très longtemps.»
L’hôpital pour l’enfance de l’Université de Pennsylvanie (Penn), aux Etats-Unis, propose alors de l’enrôler dans un nouveau traitement expérimental. «Celui-ci a pour but de modifier génétiquement les cellules immunitaires du patient, pour qu’elles reconnaissent et attaquent son cancer», explique David Porter. Ce grand homme énergique aux airs de Richard Gere est l’un des membres du quatuor de médecins qui a mis au point cette méthode.
Concrètement, ils commencent par prélever des lymphocytes (un type de globule blanc) sur le patient. «On va ensuite se servir d’une version désactivée du virus du sida VIH – qui est particulièrement doué pour s’infiltrer à l’intérieur de ces cellules – comme vecteur pour y introduire une molécule produite en laboratoire, note David Porter. Appelée CAR (Récepteur Chimère Antigénique), celle-ci repère les cellules cancéreuses, puis pousse les lymphocytes T à se reproduire, à les traquer et à les détruire.» Elle fait de ces derniers des serial killers: un seul de ces lymphocytes T modifiés parvient à tuer entre 1000 et 93 000 cellules cancéreuses. Une fois réinjectés, «chez certains patients, ils sont parvenus à éliminer jusqu’à trois kilos de tumeur», relève David Porter.
Le cancer anéanti, ces super-lymphocytes T restent dans le sang du patient, prêts à intervenir à nouveau si la maladie devait réapparaître. «C’est comme si on avait en quelque sorte reprogrammé le système immunitaire du sujet pour qu’il soit capable de lutter tout seul contre le cancer», souligne-t-il.
Pour l’heure, 50 patients leucémiques ont reçu ce traitement expérimental dans le cadre d’un essai clinique mené depuis 2010. «Près de la moitié d’entre eux a montré des signes d’amélioration, dont 50% de rémissions complètes», indique le médecin. Il rappelle que toutes les personnes enrôlées dans l’essai avaient épuisé leurs options de traitement et étaient a priori condamnées à une mort prochaine.
Comme Emily Whitehead. «Lorsqu’elle a reçu l’infusion de lymphocytes T modifiés, son corps est devenu incontrôlable, se rappelle son père. Sa fièvre est montée à 40,5°C, sa tête a tellement enflé qu’elle est devenue méconnaissable, ses poumons se sont remplis de fluide et elle est tombée dans le coma.» Il s’agit de l’un des principaux effets secondaires du traitement: «Lorsque les lymphocytes T se mettent à attaquer les cellules cancéreuses, cela provoque une réaction chimique qu’on appelle «un orage de cytokines» et qui s’apparente à une grippe très violente», explique David Porter. Mais la fillette a survécu. Cela fait désormais plus d’un an et demi qu’elle est en rémission complète.
La virulence de cette réaction est l’un des risques de la méthode. Mais il y en a d’autres: «Les lymphocytes T repèrent les cellules leucémiques grâce à une protéine (CD19) qui se trouve à leur surface, note David Porter. Mais celle-ci se trouve également sur d’autres cellules et tissus, tout à fait sains, qui se font aussi éliminer dans le processus.» On ne connaît pas non plus tous les effets d’une manipulation du matériel génétique d’une cellule.
A terme, le but est d’adapter la méthode pour lutter contre d’autres formes de cancer – ovaires, pancréas ou myélomes multiples – en créant une armée de lymphocytes T modifiés, chacun programmé pour cibler une autre sorte de tumeur.
Ces promesses ne sont pas passées inaperçues du côté de l’industrie pharmaceutique. En août 2012, Novartis a conclu un accord avec les médecins de Penn «pour étudier, développer et commercialiser des immunothérapies contre le cancer à base de CAR», indique Dana Cooper, une porte-parole. La première demande d’autorisation pour la mise sur le marché d’un tel traitement devrait intervenir d’ici à 2016. Novartis va aussi investir 20 millions de dollars dans la construction, à Philadelphie, d’un centre de recherche consacré à ces thérapies.
La méthode inventée par David Porter et ses collègues a aussi commencé à faire des émules ailleurs. George Coukos, qui a repris la tête du service d’oncologie du CHUV début 2012, après avoir œuvré aux côtés des quatre médecins de Penn, a annoncé ce printemps avoir développé une ébauche de vaccin thérapeutique contre le cancer des ovaires qui fait usage d’une méthode similaire à celle développée par ses ex-collègues américains. Le tout nouveau Centre suisse du cancer, qui ouvrira ses portes en 2016 à Lausanne sous sa direction, lui fournira l’occasion de transposer ces recherches en Suisse. «Nous allons les appliquer à d’autres tumeurs, comme le mélanome ou le cancer du sein», dit-il.
Bruce Levine, l’un des membres du quatuor de Philadelphie, voit plus loin encore. «La procédure que nous avons développée ne se limite pas au cancer, fait-il remarquer. Elle peut aussi être utilisée pour fabriquer des lymphocytes T capables de lutter contre le VIH.» L’approche est légèrement différente ici: «Depuis 1996, nous savons que les personnes dont les lymphocytes T ne comportent pas la protéine CCR5 en surface sont résistantes au VIH.» Lui et ses collègues ont donc modifié génétiquement les lymphocytes T de personnes séropositives pour les rendre exemptes de CCR5, avant de les leur réinjecter. Ils espéraient ainsi les doter d’un «nouveau» système immunitaire, résistant au VIH.
Les chercheurs ont commencé à tester la méthode en 2009 sur quelques patients. Mais pour vraiment vérifier l’efficacité des lymphocytes T modifiés sur le virus, il fallait que ces malades stoppent leurs traitements antirétroviraux, ce qui risquait de les mettre en danger. Treize séropositifs ont néanmoins accepté de suspendre leur trithérapie, sous strict contrôle médical, durant une dizaine de semaines. S’ils ne sont pas statistiquement significatifs, les résultats sont stupéfiants. «Le taux de virus dans le sang de ces patients a d’abord commencé à grimper, comme prévu. Mais chez certains d’entre eux, il s’est ensuite stabilisé à un niveau inférieur à celui qu’il aurait dû atteindre sans antirétroviraux, et a même commencé à diminuer», s’enthousiasme Bruce Levine.
Est-on sur le point de découvrir, pour la première fois en 30 ans de recherche, comment guérir du sida? Cette «rééducation» du système immunitaire représente une approche «extrêmement prometteuse», juge Didier Trono, qui dirige le laboratoire de virologie et de génétique de l’EPFL. Il fait toutefois remarquer que le VIH «peut rester dormant dans certains tissus durant de nombreuses années, pratiquement indétectable», ce qui rend une éradication complète du virus illusoire. «Nous sommes en train de développer une méthode qui permettra de vivre avec le VIH, mais sans antirétroviraux», glisse Bruce Levine.
Novartis va investir
20 millions de dollars dans un centre de recherche consacré
à ces thérapies