Une machine temporelle pour redécouvrir Venise
Humanités digitales
Plonger virtuellement dans la Cité des Doges à travers les âges, redécouvrir les têtes qui la régissaient, toucher aux plus infimes détails de cette histoire millénaire: c’est l’ambition d’un projet inédit de l’EPFL en «humanités digitales». Baptisé «Venice Time Machine», il est dévoilé aujourd’hui à Venise; Olivier Dessibourg a pu en prendre connaissance
An de grâce 982, pont du Rialto, Venise. Dans l’aube naissante, les pêcheurs ont apporté sur les murets des canaux leur récolte pour la criée. Les négociations sont vives, le prix de la livre de poisson étant dûment répertorié dans des registres. En deux heures, les affaires sont réglées. Par un escalier en colimaçon, le visiteur virtuel se glisse dans un palais. De ses balcons, il admirera, quelques siècles plus tard, la procession des gondoles sur le Grand Canal.
Vivre Venise de l’intérieur, à travers les âges. Simuler la forme de ses bâtiments disparus, pour mieux comprendre l’héritage des Doges, à la manière d’une exploration de la Terre avec Google Earth. «Pouvoir «zoomer» dans le temps et reconstituer le contexte riche et précis d’un jour et d’un lieu», promet Frédéric Kaplan. Voilà les objectifs du projet Venice Time Machine dévoilé aujourd’hui à Venise, né d’une collaboration entre l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et l’Université Ca’ Foscari, et dont le jeune professeur est la cheville ouvrière. Ce spécialiste de l’intelligence artificielle a été nommé à l’été 2012 titulaire de la chaire des Humanités digitales à l’EPFL, domaine en plein essor, qui applique le potentiel des technologies de l’information aux sciences humaines et sociales pour leur attribuer une densité d’accès inédite (lire l’interview en page 18); la Venice Time Machine doit en être un emblème.
Avoir choisi Venise ne relève pas du hasard. Fondée vers la fin du VIe siècle par des populations venues se réfugier sur les îles des marais pour échapper aux Goths et aux Huns, la ville s’est vite accompagnée d’un système bureaucratique dans lequel tout était documenté. «Les archives d’Etat contiennent 80 km de documents s’étalant sur douze siècles», dit Frédéric Kaplan.
Mais, plus que la quantité, c’est la variété des dimensions d’étude de la Sérénissime qui la rend si attrayante. «La première est environnementale: l’évolution de la lagune a toujours joué un rôle crucial dans l’histoire de la ville.» Et aujourd’hui peut-être plus que jamais: la Cité des Doges, rongée par les vagues des grands navires, s’enfonce sur ses milliers de pieux. Au point que les hommes accomplissent de grandes œuvres pour la sauver: système MOSE anti-marées, immense port offshore pour les tankers (LT du 20.02.2013). «Mais, pour agir, il s’agit d’abord de bien comprendre, voire reproduire, le fonctionnement historique de la lagune», dit le professeur.
La deuxième évolution est urbaine et architecturale: la «morphogénèse» de la ville aux 177 canaux et 455 ponts peut être suivie précisément. Le troisième pan cible les activités des hommes: «Nous pouvons modéliser la démographie, mais aussi les échanges, au sein de la lagune puis de l’empire maritime.» La dernière dimension concerne les productions humaines (culturelles, artistiques, etc.), résultant des influences du réseau socio-économique de Venise sur le Vieux Continent.
De nombreux exemples ne peuvent être décrits que par une analyse multidimensionnelle. En voici un: «Au XVe et au XVIe siècle, Venise dominait le marché des partitions imprimées. Mais les changements musicaux introduits par le baroque, à l’époque de Monteverdi, ont posé un problème technique à l’industrie typographique. Cette crise se conjugue avec un déclin économique, la Cité des Doges perdant du terrain en Méditerranée face aux Ottomans. Les partitions redeviennent manuscrites, un phénomène peut-être unique dans l’histoire des médias! Et cette musique de cesser d’être populaire pour au contraire conquérir les élites. Dans ces relations imbriquées, quelles sont les causes, les conséquences? Y répondre nécessite de combiner les points de vue artistiques, techniques, sociologiques et économiques.» Le défi de la Venice Time Machine sera d’amener toutes les recherches à s’articuler les unes par rapport aux autres, de façon à livrer une vision globale de la ville à travers 1200 ans d’histoire.
Comment procéder? D’abord en digitalisant et indexant aussi stratégiquement que possible les archives qui ne sont pas déjà numérisées. Puis en extrayant, pour chaque domaine, des «grammaires», afin d’extrapoler numériquement le domaine en question. «Par exemple, une gravure représentant une façade vénitienne décrit bien plus que ce bâtiment en particulier, elle renseigne sur les «grammaires architecturales» utilisées à cette époque. On peut alors simuler ce qu’auraient été d’autres bâtiments contemporains.»
Mais Frédéric Kaplan voit plus loin que ce travail de bénédictin. L’objectif étant d’interconnecter plusieurs sources d’archives pour les «faire parler» ensemble, tout en sachant que certaines des informations du passé sont entachées d’incertitudes (fiabilité, erreurs d’interprétation, de traduction, etc.), les chercheurs passeront cet océan de données à la moulinette de leurs algorithmes informatiques de calculs probabilistes et d’apprentissage automatisé. «Nous voulons développer des outils numériques pour rendre le passé aussi accessible et intéressant que le présent. A l’image de Google Street View, qui permet en deux clics de souris d’explorer les rues de n’importe quelle ville, ou de Facebook, qui décrit les liens sociaux.»
Parmi les historiens, l’évocation de ce projet suscite au mieux d’énormes attentes, ou laisse au pire songeur. «Des initiatives de réalité virtuelle sur Venise, peut-être plus restreintes, existent déjà, commente Elisabeth Crouzet, médiéviste à l’Université de Paris-Sorbonne et spécialiste de Venise. La digitalisation des archives n’est pas toujours simple à exploiter, l’écriture n’étant parfois pas aisée à déchiffrer.» Et de s’interroger: «Les textes sont en latin jusqu’au XVIe siècle: qui les traduit, et dans quelles langues?» Enfin, «ce n’est pas parce qu’on dispose d’archives débordantes que le passé devient forcément lisible: du point de vue de l’historien, le travail d’analyse reste à mener. De même, trouver des infos sur Google ne fait pas encore un article de presse.» «Les sources restent des sources, l’histoire est une reconstruction intellectuelle, abonde l’historien Jean-Claude Hocquet, aussi spécialiste de la Sérénissime. Cela dit, l’idée de dégager des «grammaires» générales formalisées pour reconstruire tel ou tel pan du passé est intéressante, tant nous, historiens, travaillons chacun en vase clos.»
Chef du Département des humanités digitales au King’s College de Londres, Andrew Prescott est d’un autre avis: «Prenez un sombre personnage de l’histoire vénitienne: même s’il n’est mentionné qu’à quelques reprises, il serait rapidement possible de trouver où avec ces outils numériques. Nous aurons accès à un niveau de détail époustouflant.» Loin de minimiser ce débat, Frédéric Kaplan assure «qu’une collaboration étroite sera menée avec les historiens pour décrire les passés possibles».
Quant à l’idée de recourir aux avancées en sciences informatiques pour passer au crible toutes ces données, Elisabeth Crouzet la «trouve intellectuellement séduisante, pour autant que le résultat raconte quelque chose de pertinent». «Il sera possible d’observer l’évolution de concepts à travers les siècles, avise Andrew Prescott. Cela induira des changements profonds dans les recherches en sciences humaines.»
«Au-delà de l’aspect purement académique, l’exploitation grand public que l’on pourrait faire de ces travaux me dérange un peu, reprend la médiéviste. Venise a été choisie parce qu’elle aimante l’imagination. Mais d’autres villes, Florence ou Pérouse, possèdent des archives aussi intéressantes.»
Frédéric Kaplan l’admet: l’un des objectifs de la Venice Time Machine sera aussi «selon le public visé, chercheurs ou touristes, de transformer les modèles créés en «expériences». Nous créerons du bien commun, les connaissances seront mises à disposition en accès libre. Nous construirons des interfaces web et mobiles gratuites, et des dispositifs muséographiques.» Histoire de permettre à tout un chacun de se replonger dans la Venise qu’ont connue jadis les innombrables artistes qui l’ont courtisée, et qu’égraine l’écrivain Philippe Sollers dans son Dictionnaire amoureux de Venise . De Proust, qui s’y rendit enfant avec sa mère: «Tous les chemins de la vie de Proust et de La Recherche du temps perdu mènent à Venise. La Sérénissime est ainsi le personnage principal de ce monument de mots. L’enfance est le vrai temps, les passions sont la nécessaire expérience du temps perdu, Venise est le temps retrouvé.»