«Quand on voit le lanceur s’élever dans la nuit et le ciel s’embraser, c’est tout simplement incroyable, on aimerait que cela dure plus longtemps.» Paul McNamara, le responsable scientifique de Lisa Pathfinder à l’Agence spatiale européenne (ESA) était soulagé jeudi matin, après le lancement réussi à 5h04 (heure européenne) du lanceur européen Vega depuis Kourou (Guyane française). «Mardi, la journée avait bien commencé avec les préparatifs du lancement, puis cela a été très dur d’apprendre le report. Maintenant on peut respirer.» Des doutes étaient survenus concernant le dernier étage de Vega, obligeant à reporter le tir de 24 heures.

Cette mission VV06 représente un double enjeu pour l’Europe. D’abord parce que ce sixième lancement réussi de Vega marque son entrée officielle au catalogue des lanceurs d’Arianespace depuis Kourou, aux côtés d’Ariane-5 et Soyouz. De plus, pour les scientifiques, la mission Lisa Pathfinder revêt un caractère exceptionnel. Car la sonde, qui rejoindra sa destination finale à 1,5 million de kilomètres de la Terre dans huit semaines, est la première étape du projet d’observatoire spatial européen eLisa. Celui-ci permettra, enfin, d’observer et d’utiliser les ondes gravitationnelles pour mieux comprendre l’histoire de notre Univers. Fabio Favata, responsable de la coordination scientifique de l’ESA, détaille ce projet.

– Le Temps: Quel est l’objectif de Lisa Pathfinder?

Fabio Favata: L’Europe ambitionne de lancer un observatoire d’ondes gravitationnelles dans l’espace, appelé eLisa. Ces ondes sont émises par toutes sortes de phénomènes de l’Univers, par exemple quand deux trous noirs sont en orbite l’un autour de l’autre. Elles se propagent en déformant l’espace-temps, mais de manière infime. Pour les observer, il faut par exemple mesurer les fluctuations de la position d’une masse sous l’effet d’une onde gravitationnelle [comme une bouée bouge latéralement sous l’effet d’une vague, ndlr.]. On ne peut toutefois pas se contenter de scruter une masse qui flotterait dans l’espace: il y a trop de perturbations (comme les vents solaires) qui masqueraient le passage de ces ondes. Le satellite Lisa Pathfinder est donc construit autour d’un petit cube [qui correspond à la masse qui va osciller sous l’effet des ondes gravitationnelles], et il protège ce cube en permanence de toutes perturbations. D’une certaine manière, on pourrait dire que ce cube à bord de Lisa Pathfinder se trouvera dans l’endroit le plus tranquille de l’univers!

– Lisa Pathfinder pourra-t-il «voir» des ondes gravitationnelles?

– Non. C’est un démonstrateur de technologies pour eLisa. Le satellite va nous permettre de vérifier que les idées technologiques imaginées pour ce projet du futur fonctionnent comme prévu: d’abord, pour isoler une masse qui doit servir de référence, ensuite pour mesurer des distances avec une extrême précision. C’est pour cela que Lisa Pathfinder emportera, en fait, non pas un mais deux masses (deux cubes) identiques, séparées d’une trentaine de centimètres. C’est vraiment un modèle réduit de ce qu’il y aura dans eLisa. Pendant six mois, on pourra donc vérifier que tout fonctionne comme prévu; si nécessaire, Lisa Pathfinder pourra être utilisé pendant une année. Ensuite, il faudra des années pour analyser ces informations et concevoir les instruments d’eLisa.

– Quand cette sonde doit-elle être lancée?

– Le lancement est prévu en 2034, mais l’ESA et de nombreux laboratoires travaillent déjà sur le projet. Des centaines de personnes se sont investies, chercheurs, ingénieurs, techniciens, étudiants… L’observatoire eLisa comportera, lui, trois satellites qui reproduiront l’idée portée par Lisa Pathfinder. Ils formeront un triangle dont les côtés mesureront entre un et cinq millions de kilomètres! Et c’est en mesurant les infimes variations de longueur de ces côtés, signe du passage d’ondes gravitationnelles, qu’on pourra détecter ces dernières.

– Comment mesurer ces variations de distance?

– Chaque satellite embarquera un puissant laser. La distance entre deux satellites sera connue en mesurant le temps que la lumière met pour les relier. Cela repose sur le principe des interférences de deux signaux lumineux [qui peuvent s’additionner ou s’annihiler]. Cette technologie est déjà utilisée dans des instruments situés sur Terre, tels que l’instrument franco-italien Virgo.

– Pourquoi aller dans l’espace, puisqu’on dispose d’outils au sol?

– Les observatoires terrestres ne font que quelques kilomètres de long. Ils ne permettent donc de voir que des ondes gravitationnelles de courte longueur d’onde, et donc de fréquence élevée. Dans l’espace, compte-tenu des dimensions d’eLisa, nous pourrons observer des ondes de plus faible fréquence. Il en existe de toutes sortes, comme il existe toutes sortes d’ondes électromagnétiques. En étudiant un même phénomène de diverses manières, on obtient différentes informations. Jusqu’à présent, nous n’avons que des preuves indirectes de l’existence des ondes gravitationnelles, en observant des phénomènes qui ne peuvent s’expliquer autrement que par ces ondes prévues par la théorie de la relativité générale d’Einstein. eLisa, elle, fera des observations directes.

– Quels types de phénomènes verra-t-on?

– eLisa est vraiment un instrument révolutionnaire. Grâce à lui, on pourra étudier l’univers à travers les ondes gravitationnelles comme on le fait depuis longtemps avec la lumière, les rayons X ou gamma, les ondes radio… Il faut savoir que les ondes gravitationnelles interagissent très peu avec la matière. Autrement dit, l’Univers est presque transparent pour elle, et l’on peut ainsi «voir «très loin. Par exemple deux trous noirs situés à l’autre bout de l’univers, qui sont en train de fusionner, et dont on ne pourrait percevoir la signature (des rayons X), tant ils sont éloignés. Or quand un tel événement se produit, cela génère une bouffée d’ondes gravitationnelles, qu’eLisa pourra étudier. On pourra donc en apprendre beaucoup sur les trous noirs – n’oubliez pas qu’il en existe un au centre de chaque galaxie!

– e-Lisa pourra-t-il se coordonner avec d’autres instruments?

– Oui. En 2028, l’ESA va mettre en orbite le télescope Athena, doté d’instruments pour observer les rayons X de l’univers. Il aura une durée de vie de dix ans, et donc pourra travailler de concert avec eLisa. On pourra apprendre beaucoup sur les phénomènes violents de notre univers en observant simultanément les rayons X et les ondes gravitationnelles qu’ils émettent.