Valérie D’Acremont, des algorithmes à la médecine tropicale
Portrait
La professeure a mis au point un programme informatique afin d’aider les cliniciens à mieux diagnostiquer et traiter les maladies provoquant des fièvres, notamment en Afrique, et éviter la sur-prescription d’antibiotiques

Elle se revoit encore, gamine, dans un grenier, découpant les articles de journaux consacrés à des sujets médicaux. C’était à Saint-Nazaire, en bordure de forêt, les pieds dans l’océan Atlantique, la plage comme terrain de jeu. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Valérie D’Acremont, spécialiste en médecine tropicale et infectiologie au Centre universitaire de médecine générale et santé publique de Lausanne, ainsi qu’à l’Institut tropical et de santé publique suisse à Bâle, a toujours cherché à comprendre les choses naturelles de la vie.
Très tôt s’exprime aussi cette farouche volonté de venir en aide, aux enfants malades notamment. «Mon frère cadet avait un asthme sévère et je me sentais totalement démunie face à son affection. Je me disais souvent que, si j’avais été plus grande, j’aurais su quoi faire pour le soulager.»
Issue d’une tradition «humaniste catholique», héritée d’un grand-père directeur des Chantiers navals de l’Atlantique «qui avait des valeurs proches des ouvriers, inhabituelles pour l’époque», celle qui se qualifie volontiers de «matheuse totale» embrasse presque comme une évidence la vocation de médecin, rompant avec la tradition voulant que tous les D’Acremont, du moins ceux issus de la génération précédente, deviennent ingénieurs. «J’ai un temps hésité entre la biologie et la médecine, mais je me voyais davantage parler avec des gens qu’avec des éprouvettes», explique la quadragénaire dans un grand sourire. On la croit sur parole, tant, dans la conversation, les temps morts sont rares.
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Envie d’ailleurs
Petite, Valérie D’Acremont rêvait également de découvrir la planète. Les rêves toutefois doivent attendre: «Les voyages n’étaient pas une priorité pour mes parents, nous avons principalement passé nos vacances en France, où nous nous déplacions en bus-camping.» Quand Bernard, le papa, risque de perdre son travail aux Chantiers navals, la famille quitte la Bretagne pour s’installer à Vevey, où siègent les Ateliers mécaniques. «Je me rappelle avoir été complètement éblouie par le lac et les montagnes. Immédiatement, je me suis dit que j’allais être heureuse ici.»
La médecine tropicale s’impose rapidement, conjonction de ce désir d’ailleurs et de réduire les injustices qu’elle abhorre. Quant au terrain, la jeune femme s’y plonge dès ses études. «J’avais postulé à différents petits boulots, notamment pour aller creuser des puits au Burkina Faso. Le hasard a voulu que je me retrouve au Chili, dans un centre qui s’occupait d’enfants autistes. J’y suis par la suite retournée pour des stages et j’y ai énormément appris. Les futurs médecins devaient savoir tout faire, et, faute de moyens, on nous demandait surtout de réfléchir à la nécessité de chaque examen. On parvenait souvent à poser un diagnostic uniquement sur la base des symptômes du patient. Il y a un art clinique là-bas que l’on a perdu ici.»
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Entre connaissances et croyances
Alors maman de deux enfants, Valérie D’Acremont démarre, en 2006, un doctorat en épidémiologie à Dar es Salaam, en Tanzanie, après avoir réalisé un master de médecine tropicale à Londres, en cours d’emploi. «Les premiers mois, j’étais seule et je venais de tomber enceinte de mon troisième enfant. En Suisse, mon mari et mon ex-mari s’occupaient en alternance des plus grands. Je vivais dans une petite chambre, sans eau chaude. Les débuts n’ont pas été faciles.»
Sur place, elle passe des heures auprès des cliniciens tanzaniens dans les centres de santé, pour s’imprégner des modes de pensée locaux, entre connaissances empiriques et croyances indigènes. Son objectif: amener un support scientifique permettant une meilleure prise en charge des patients. «Lorsque des personnes se présentaient avec de la fièvre, les médecins leur donnaient presque systématiquement des médicaments antipaludiques, avec le risque d’engendrer des résistances. Nous avons apporté des tests de diagnostic rapide et avons constaté que 80% des cas étaient négatifs. Le problème, c’est que nous avons, par la même occasion, ouvert une brèche. Ne sachant de quoi souffraient les malades, le personnel de soins s’est mis à prescrire énormément d’antibiotiques.»
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Algorithme dynamique
Face à ce constat, Valérie D’Acremont et son équipe décident de mettre au point, grâce à un algorithme, un guide clinique interactif d’aide à la prise en charge clinique sur tablette, se basant sur les symptômes présentés par le patient et les résultats de simples tests diagnostiques rapides. Selon la situation, le programme indique si une prise en charge à l’hôpital s’impose ou, s’il n’y a pas de risques urgents, le meilleur traitement à appliquer. «Nous avons, par ce moyen, réussi à réduire de 95% à 11% la prescription d’antibiotiques chez les enfants et contribué, en parallèle, à améliorer leur guérison.»
Les résultats sont si spectaculaires que les grandes agences de santé s’intéressent immédiatement à cette application d’un genre nouveau. Un premier fonds de 2,8 millions est alloué par la Fondation Bill & Melinda Gates, suivi récemment par un autre, plus important, de la Fondation Botnar, basée à Bâle. «Notre objectif est à présent d’implanter ce concept à plus large échelle, puis de réussir à faire en sorte, grâce au machine learning, que les algorithmes s’adaptent encore mieux aux différentes situations, à chaque patient, ainsi qu’aux types d’épidémies en présence.» Hors de question toutefois de laisser les pleins pouvoirs à la technologie: «Celle-ci doit représenter une aide, en aucun cas elle ne remplacera l’humain et sa sensibilité, si indispensable.»
Profil
1971 Naissance à Nantes, en Bretagne.
1997-2000-2006 Naissance de ses enfants Rodrigo, Amalia et Tanguy.
2006-2009 Séjour de recherche clinique en Tanzanie.
2015-2016 Année sabbatique. Réalise un tour de l’Atlantique à la voile en famille.
2017 Promue professeure associée à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne.
Nos portraits: pendant quelques mois, les portraits du «Temps» sont consacrés aux personnalités qui seront distinguées lors de l’édition 2019 du Forum des 100. Rendez-vous le 9 mai 2019.