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Vers le haut et vers le bois, l'avènement des gratte-ciels en poutres

Partout dans le monde bourgeonnent des projets de gratte-ciel en bois. Des tours qui servent avant tout d’emblème à un renouveau: l’utilisation de ce matériau écologique et avantageusement économique dans la construction

A Bordeaux, la tour Hypérion (ici en image de synthèse), qui sera réalisée en bois massif et a été pensée par l’agence d’architecture Jean-Paul Viguier & Associé, doit accueillir 82 logements sur 7000 m2, répartis sur 18 niveaux, soit 57 m de haut. — © DIDIER BOY DE LA TOUR
A Bordeaux, la tour Hypérion (ici en image de synthèse), qui sera réalisée en bois massif et a été pensée par l’agence d’architecture Jean-Paul Viguier & Associé, doit accueillir 82 logements sur 7000 m2, répartis sur 18 niveaux, soit 57 m de haut. — © DIDIER BOY DE LA TOUR

Vers le haut et vers le bois. C’est l’une des tendances dans le bâti. Plusieurs villes affichent des projets de buildings construits en grande partie… de poutres. Dix-sept étages pour 57 m de haut à la tour Hyperion de Bordeaux, 19 niveaux et 76 m à Skelleftea (Suède) pour un hôtel-musée, 8 m de plus à Vienne, pour cet édifice multifonctions nommé HoHo (appartements, restaurant, bureaux, centre de bien-être). Et même 315 m pour 80 étages offrant 93 000 m² dans ce projet londonien de gratte-ciel baptisé Oakwood Timber Tower. De quoi donner le vertige aux senteurs de résine.

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«Le bois est reconsidéré pour des édifices de plus en plus élevés, assure Patrick Molinié, qui a organisé mi-septembre le congrès Woodrise, consacré aux immeubles en bois. Une première!» «L’utilisation de ce matériau est en constante croissance», confirme Martin Riediker, directeur du Programme national de recherche PNR66 «Ressource bois», qui a présenté ses résultats le 7 novembre. A travers le monde, 29 tours de 50 m au moins devraient être érigées d’ici à 2020, selon l’ONG Council on Tall Buildings and Urban Habitat, spécialisée dans le design urbain durable. Pourquoi ce regain d’intérêt? Le bois n’a-t-il pas constitué de tout temps une solution prisée dans l’immobilier, en témoignent les maisons à colombages du Moyen Age, ou nombre de bâtiments en Amérique du Nord aujourd’hui encore?

Immense potentiel

«Il y a plusieurs raisons, dit Patrick Molinié. La première est écologique. A une époque où le réchauffement climatique marque les esprits, l’utilisation de cette ressource renouvelable fait sens.» D’autant qu’elle aide à résoudre le problème: un mètre cube de bois stocke 460 kg de carbone, tandis que la production du même volume de béton en génère l’émission de 471 kg, sous forme de gaz à effet de serre. «Comme dans l’essor des aliments bio, l’aspect de durabilité est porteur: fait de bois, un immeuble est facilement recyclable en fin de vie», ajoute Yves Weinand directeur du laboratoire IBOIS de l’EPFL.

© DIDIER BOY DE LA TOUR
© DIDIER BOY DE LA TOUR

La seconde raison est liée à la démographie galopante de la planète: «Les rénovations et agrandissements constitueront bientôt 80% des travaux sur les bâtiments, dit cet ingénieur-architecte. Il existe un gigantesque potentiel d’expansion constructible en hauteur. Le bois peut jouer un grand rôle.» Et d’estimer toutefois que les gratte-ciel font office davantage de vitrine pour ce nouvel élan dans le bâti. «A partir de 60 m, il y a forcément du béton ou de l’acier quelque part dans la structure, tant apparaissent sinon des difficultés d’assemblage entre planchers et éléments porteurs verticaux. L’image donnée perd donc un peu de sa pureté», explique celui qui voit en revanche un immense potentiel dans l’avènement d’immeubles de 5 à 10 étages.

Avec le bois, la durée de réalisation du chantier peut être réduite par deux

Yves Weinand, directeur du laboratoire IBOIS de l’EPFL

Selon Martin Riediker aussi, «au lieu de trop vite glorifier les gratte-ciel, il faut avancer étape par étape et asseoir le savoir-faire.» «On est d’accord, admet Patrick Molinié. D’autant que de nombreuses villes ne veulent plus d’immeubles supérieurs à 50 m. Mais c’est comme avec la Formule 1: ces bolides servent de plateforme pour développer des technologies, dont certaines seulement seront appliquées dans la voiture de masse.» Or la recherche, justement, fait feu de tout bois.

Solide comme du béton

Le lamellé-croisé (CLT) en est l’emblème. L’invention de cette technique, qui consiste à coller l’une sur l’autre en les croisant des lamelles de bois pour créer des panneaux, date de 1946. Les récentes avancées ont été cruciales: «On acquiert aujourd’hui une solidité identique à celle de murs porteurs en béton», dit au Monde Guillaume Poitrinal, président de la société française spécialisée Woodeum. Les colles utilisées, elles, n’ont que peu évolué, «mais c’est leur protocole d’utilisation qui a été amélioré, ajoute Yves Weinand. Car si une vis doit entrer dans un trou à un endroit précis, on peut appliquer des colles de diverses manières.»

Le recours au CLT possède un autre avantage énorme: le gain de temps. «Aujourd’hui, l’agenda consiste à réaliser d’abord le gros œuvre avec une ossature de béton ou d’acier, puis à faire intervenir les autres corps de métier, détaille Yves Weinand. Avec le bois, tout peut se monter en une seule phase, en kit. De quoi réduire la durée de réalisation par deux.» Mieux: l’assemblage de structures en bois à l’aide de robot permet d’optimiser ce processus; c’est ce à quoi travaille un groupe du PNR66. Mieux encore: la simulation numérique sur ordinateur avant réalisation s’avère d’une grande aide. «Le secteur de l’industrie du bois est morcelé, si bien que remplacer, sur le chantier, un panneau de CLT par celui d’une autre société peut impliquer de changer tous les plans, dit le directeur d’IBOIS. Passer d’abord par une maquette numérique pour adapter les paramètres permet de contourner cet écueil.» C’est ainsi qu’a été construit le nouveau pavillon en bois du Théâtre de Vidy, qui ressemble à un soufflet d’accordéon, avec son enceinte plissée.

L'effet Trois petits cochons

Dans le cadre du PNR66, d’autres avancées ont été effectuées. A l’EPF de Zurich, Ingo Burgert a injecté un polymère dans les fibres du bois afin de le rendre plus étanche et stable, donc moins susceptible de se dégrader sous les effets de l’eau; ses collaborateurs ont fondé la start-up Swiss Wood Solution pour commercialiser cette innovation. Dans le cas d’un pont, les équipes du Bureau d’études Weinand ont simplement recouvert les poutres porteuses par des plaques de mélèze: «L’effet est très protecteur, et cette essence ne demande aucun entretien, explique Yves Weinand. Même si l’aspect prend un ton grisâtre. Mais il faut accepter cela.»

© (Tom Franzen)
© (Tom Franzen)

Malgré ces progrès, le bois souffre encore d’une perception de fiabilité moyenne auprès du public. «L’imaginaire collectif fait encore bien de la place à la maison des Trois petits cochons [qui s’écroule sous le souffle du loup]», reprend Patrick Molinié. Or un autre team du PNR66, sous la direction de René Steiger (EMPA Dübendorf), Katrin Beyer (EPFL) et Andrea Bernasconi (HEIG-VD), a modélisé des structures porteuses en bois de plusieurs étages et analysé leur résistance à des simulations d’événements naturels, comme des oscillations similaires à un tremblement de terre.

Il y a une vraie prise de conscience, l’industrie prend le pas, même si cela nécessitera encore du temps

Patrick Molinié, organisateur du congrès Woodrise

Et quid de la menace du feu? «Contrairement aux idées reçues, le bois, qui se consume lentement lorsqu’il est massif, peut résister aussi longtemps que l’acier ou le béton, qui ne brûle pas mais conduit bien la chaleur et peut s’effondrer à hautes températures», décrit Martin Riediker. «Dans les images de synthèse d’immeubles, on voit souvent le bois sur les façades, où il flambe le mieux. Il s’agit plutôt de le mettre dans les structures intérieures», remarque Yves Weinand. Toutes ces reconsidérations ont permis une révision des normes en Suisse, qui autorisent désormais la construction d’immeubles de plus de cinq étages.

Assureurs frileux

Autre aspect parfois critiqué: la faible isolation phonique du bois. Une solution consiste à glisser de fines couches de béton entre les plaques de CLT. Une dalle mixte bois-béton a aussi été développée dans le cadre du PNR66 pour servir, cette fois, de sol. Composée de panneaux de contreplaqué de hêtre épais de 40 à 60 mm et d’une couche de béton de 120 mm, elle montre une portance fiable. Au point d’avoir été installée pour la première fois à la «House of natural resources», un bâtiment de l’EPFZ.

«Enfin, les assurances sont encore frileuses devant ce renouveau du bois dans le bâti, observe Yves Weinand. Et le secteur, qui ne représente qu’un dixième, en volume, de celui du ciment, reste à structurer. Mais les géants de la construction commencent à racheter les industries du bois, car les clients en demandent.» «Il y a une vraie prise de conscience, assure Patrick Molinié, l’industrie prend le pas, même si cela nécessitera encore du temps. Or, rappelez-vous, il y a 20 ans, le bois était si ringard…»

Yves Weinand voit même plus loin: «Nous faisons beaucoup de recherches sur les assemblages bois-bois. Autrement dit des systèmes d’éléments clipsés entre eux, sans attache métallique.» Comme à Vidy, à nouveau. «Mais outre cet objet de démonstration, il faut maintenant vraiment convaincre les architectes et surtout les entrepreneurs d’oser appliquer cette technologie, sur un grand chantier par exemple.» L’appel est fait.