Et parmi les animaux, y en a-t-il qui ont conscience du luxe, l’apprécient, voire le recherchent? Lancée comme une boutade, la question finit par mériter réflexion. L’idée n’est bien sûr pas de prouver – pour donner raison à Rossini dans son opéra ou à Hergé dans son album culte de Tintin et la Castafiore – que la pie est voleuse des plus beaux bijoux; la science a déjà montré, en 2014, qu’aucune preuve ne confirmait la kleptomanie maladive du volatile pour les objets brillants. Appliquée au règne animal, l’interrogation devient alors: «Y a-t-il, dans la nature, un instinct de confort et/ou de superflu, au-delà de celui de la survie, qui confine à ce qu’on appellerait du luxe?» Enquête.

D’emblée, Michel Gauthier-Clerc, directeur du zoo de la Garenne, la recadre: «Le terme «instinct» n’est plus trop utilisé en sciences. On évoque des bases génétiques, des expressions phénotypiques en réponse à l’environnement (dont l’accès à la nourriture, etc.) et à l’apprentissage.» Quant à la notion de conscience chez les animaux, «elle est sujette à débat». Restent donc les aspects de confort et de superflu: ont-ils un sens lorsque l’on évoque des êtres vivants autres qu’Homo sapiens? Peuvent-ils traduire un bien-être matériel ou moral qui, chez eux, dépasserait le nécessaire?

Le chat et la boîte

Demandez-le à Google, et le moteur de recherche renvoie vite vers deux espèces domestiques, les chiens et les chats. Les premiers, lit-on, aiment squatter les canapés douillets: «Une manière de profiter d’un bon moment de confort, surtout les jours d’orage ou pendant l’hiver», tentent sur leur site deux passionnés de nourriture bio pour compagnons à quatre pattes. Autre interprétation, plus étayée: un besoin inné, comme chez leurs cousins les loups, de se positionner en hauteur pour observer, dominer.

Chaque animal se bat pour la meilleure place, la meilleure nourriture, le meilleur partenaire sexuel. Tout cela peut être vu comme du confort. Mais au final, tous ces éléments ont une fonctionnalité, rien n’est superflu!

Claudia Vinke, professeure assistante à l’Université d’Utrecht 

Quant au compère chat, il apprécie hautement, lui, de se cacher dans des boîtes. L’une des raisons serait que ces espaces clos aident ces félins, par effet d’isolation, à retenir la chaleur dont ils ont besoin. En 2006, une étude citée dans le magazine Wired a établi que 30 à 36 °C constitue la fourchette de températures de confort du chat, autrement dit les valeurs entre lesquelles son propre métabolisme n’a pas besoin de produire de chaleur ou de s’auto-refroidir. «On peut interpréter cela comme du confort, mais certainement pas comme du luxe», dit Claudia Vinke, qui a une autre explication. Dans ses recherches publiées en 2015, cette professeure assistante au Département Animals in Science & Society de l’Université hollandaise d’Utrecht a observé une baisse du niveau hormonal du stress chez les chats lorsqu’ils se glissent dans un petit abri: «Ce comportement traduit un besoin de se protéger des périls externes et de pouvoir guetter des proies. Autant d’éléments qui réduisent l’anxiété. Et qui ont donc une utilité.»

Refaire son nid

«Les animaux domestiques ont le luxe… d’avoir ces luxes, s’en amuse Erica van der Waal, professeure assistante d’éthologie à l’Université de Lausanne. Cela dit, les bêtes sauvages aussi ont certaines notions d’un bon ou piètre confort: lorsqu’il pleut, les singes se mettent à l’abri, pour éviter d’avoir le pelage mouillé.» Roland Maurer, à la Faculté de psychologie de l’Université de Genève, donne un exemple similaire: «Les chimpanzés refont leur nid tous les soirs. D’autres animaux mettent des feuilles dans le leur, pour avoir chaud. Ces comportements sont assortis d’un sentiment subjectif de confort. Or un animal qui dort bien sera en meilleure forme, va mieux se nourrir, chasser, se battre…» Du coup, ces situations procurent aux espèces qui les expérimentent un sentiment de sécurité. De quoi induire d’ailleurs chez elles le besoin, voire l’habitude, de les revivre ad libitum.

«Chez certains singes, poursuit Erica van der Waal, des arbres servent de «dortoirs», pour quelques dizaines d’individus. Dans la savane, les mâles se battent souvent pour les garder. Ainsi, dans une étude, lorsqu’on a essayé de relâcher des mâles dans un sanctuaire éloigné de 50 km de celui où ils demeuraient avant, ils ont tenté de retourner dans ce dernier. Probablement car ils se souvenaient des bonnes conditions de vie dont ils y bénéficiaient, et de la routine qu’ils y avaient. Cette attitude est d’autant plus vérifiée que les individus étaient adultes; les jeunes montraient davantage un esprit d’exploration.» Ou comment retrouver sa zone de confort. Le cheval qui rejoint seul son écurie, le chat qui, après un déménagement forcé, parcourt des kilomètres pour retrouver son logis: d’autres espèces auraient ce réflexe rassurant.

Rien n’est superflu

A propos de nourriture, et si le confort se trouvait dans la quête des ressources les plus raffinées? Las, là aussi: «Lorsque les ressources sont abondantes, comme en été, les animaux peuvent se permettre le luxe de choisir les meilleures, dit la biologiste. Mais lorsqu’il s’agit avant tout de manger, comme en hiver, ils n’ont que l’objectif d’être rassasié, consommant tout ce qu’ils peuvent», même si le goût n’y est pas. «Chaque animal se bat pour la meilleure place, la meilleure nourriture, le meilleur partenaire sexuel, conclut Claudia Vinke. Tout cela peut être vu comme du confort. Mais au final, tous ces éléments ont une fonctionnalité, rien n’est superflu!» Même certains comportements homosexuels observés chez certaines espèces, comme les bonobos? «C’est là un trait complexe», dit Roland Maurer. «Chez le bonobo en l’occurrence, il a pour fonction de diminuer les tensions sociales et de favoriser la coopération entre individu.»

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Erica van der Waal raconte aussi cette histoire sur les singes qu’elle étudie en Afrique, les vervets: «Dans un groupe, les individus dominants bénéficient de plus de temps pour eux, pour se reposer, se faire enlever les parasites. Certains demandent parfois de se faire «masser». Chez eux, on voit augmenter le niveau d’ocytocine», la fameuse hormone de l’amour. Le signe d’un désir de volupté? Que nenni. «L’ocytocine est aussi la molécule de l’attachement entre individus.» «Et tout cela est loin d’être superflu…», conclut Roland Maurer, selon qui aussi la très grande majorité des comportements animaux dénotent une adaptation aussi optimale que possible aux aléas de l’évolution.

Un brin dans l’oreille

«Pas si vite», tempère Michel Gauthier-Clerc. «Longtemps a prévalu une vision très mécanistique, prédéterminée, du comportement animal. Ainsi que cette interprétation du darwinisme selon laquelle tout comportement est optimisé sous l’effet de la sélection pour la survie. Si c’était le cas, nous aurions des individus tous semblables, «optimisés», mais à leur environnement présent et local. Or cet environnement change en permanence.» Au final, dit-il, «c’est la diversité (génétique, de comportement, etc.) des individus dans les populations qui leur permet de se maintenir en fonction des changements. On dit que la sélection pioche dans la diversité.»

Dans la nature, les animaux ne sont pas toujours à fond dans la survie. Lorsqu’ils n’ont pas de contraintes, ont bien mangé, ils sont comme beaucoup d’entre nous et aiment dormir, ne rien faire, jouer…

Michel Gauthier-Clerc, directeur du zoo de la garenne

C’est à ce point de l’enquête qu’Erica van der Waal entrouvre une autre piste de réflexion: «En Zambie, dans un groupe de chimpanzés vivant en semi-liberté, un individu a été observé se mettant un brin d’herbe dans l’oreille… Sans réelle raison. Et a vite été copié!» Ainsi, lorsque l’accès à la nourriture est garanti, qu’il n’y a pas de prédateur, bref en captivité, les animaux peuvent allouer à d’autres occupations, non liées à leur survie, le temps et l’énergie qu’ils mettent habituellement à être aux aguets, à se nourrir. Serait-ce là une forme de confort, certes imposée par l’homme, mais appréciable?

Ennui mortel

Oui et non. «En captivité, les chimpanzés, des animaux très raffinés, apprécient de compenser le manque d’excitations à l’état sauvage (gérer les rapports sociaux, se nourrir, etc.) par les tâches cognitives qu’on leur propose, explique Roland Maurer. C’est une sorte de confort psychologique, ou cognitif. D’autres animaux, comme les rats, s’occupent très bien tout seuls, sans récompense.» Cette observation duale avait d’ailleurs déjà été faite… en 1953 par Heini Hediger, alors directeur du zoo de Zurich, dans son ouvrage Les Animaux sauvages en captivité. Puis reprise en 2005, dans Des Zoos, pour quoi faire? par Pierre Gay, directeur du zoo de Doué-la-Fontaine (France), qui écrit: «Plus que le manque de confort, l’ennui transforme la vie de certains animaux en zoo en pur cauchemar. […] Les ongulés, cerfs, dromadaires et mouflons, dont la palette d’intérêts est assez réduite, s’y font tout à fait. […] Mais les bêtes au tempérament plus inventif ne sont pas faites pour la paresse. Sans le stress engendré par le monde sauvage, elles s’ennuient. Les ours tournent en rond, les éléphants se balancent d’une patte sur l’autre, les tigres arpentent leur plateau, les lions lèchent leurs barreaux. Comme il n’y a rien à faire, on invente quelque chose quand même, gestes idiots et inutiles pour que ce monde du rien soit un peu moins vide.»

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Une conclusion que tempère à nouveau Michel Gauthier-Clerc: «Dans la nature, les animaux ne sont pas toujours à fond, dans la survie. Lorsqu’ils n’ont pas de contraintes, ont bien mangé, ils sont comme beaucoup d’entre nous et aiment dormir, ne rien faire, jouer…» Au rythme où va le monde, c’est peut-être là… le plus grand luxe.