Elle se souvient de ses crises de panique à l’âge de 6 ans, dès qu’elle perdait sa mère de vue au supermarché. Plus tard, pour éviter qu’elle ne s’égare sur le chemin du lycée, elle était constamment accompagnée. Andrea* a désormais 47 ans, et habite avec son père à Vancouver (Canada). Pour se rendre à son travail, elle suit un itinéraire toujours identique. En cas de travaux ou de perturbations nécessitant de faire un détour, il lui arrive de se fourvoyer et d’appeler pour qu’on vienne la chercher. Andrea ne conduit pas. Sa vie sociale est très réduite.
Quand il a été question de modifier son lieu de travail, Andrea a décidé de consulter. C’est ainsi que le psychologue Giuseppe Iaria, spécialiste de l’orientation spatiale à l’Université de Calgary, s’est intéressé à elle. La désorientation topographique était un trouble connu, mais on la considérait jusqu’ici comme un des symptômes d’une lésion cérébrale (à la suite d’un accident vasculo-cérébral, d’un traumatisme ou d’une dégénérescence cérébrale comme la maladie d’Alzheimer), ou d’une maladie mentale comme l’autisme. Or Andrea a connu un développement moteur et intellectuel normal. Elle ne souffre d’aucune lésion cérébrale, ni d’aucun autre trouble. Mais elle semble incapable de construire une carte virtuelle de son environnement dans sa tête.
En 2009, Giuseppe Iaria a décrit précisément son cas dans la revue scientifique Neuropsychologia. «Après la publication, nous avons été contactés par de nombreuses personnes venant d’un peu partout dans le monde, qui disaient souffrir depuis toujours des symptômes décrits», raconte le psychologue. Qui créée alors un site internet et met au point une batterie de tests censés déterminer en ligne s’il s’agit bien du même trouble.
En 2010, Giuseppe Iaria recense ainsi 120 personnes, qui ne présentent aucun autre trouble que celui de se perdre même dans des environnements familiers. Un tiers des personnes déclarent par ailleurs qu’il existe dans leur famille au moins une personne éprouvant les mêmes difficultés, suggérant la présence d’une composante génétique.
La même année, des psychologues de l’Université de Rome rapportent un deuxième cas d’école, encore plus sévère que celui d’Andrea. F. G., un jeune homme de 22 ans, est alors étudiant en scénarisation. Alors qu’il n’a jamais souffert d’aucune maladie neurologique ou psychiatrique, et que l’imagerie cérébrale ne révèle aucune anomalie, il a du mal à se rendre de sa chambre à la cuisine dans sa maison d’enfance.
Enfin, cette année, le neurologue spécialiste de l’orientation Geoffrey Aguirre a accueilli dans son laboratoire de l’Université de Pennsylvanie un jeune étudiant de 18 ans qui présente lui aussi tous les symptômes du trouble. «Il est très intelligent, il joue de la musique, mais il est totalement incapable de trouver son chemin», décrit le médecin. Pour lui, c’est désormais acquis: «Certaines personnes ont un trouble spécifique de la parole, c’est l’agnosie. D’autres un trouble de la lecture, c’est la dyslexie. D’autres ne reconnaissant pas les visages, c’est la prosopagnosie. Maintenant on découvre que certaines personnes ont un problème spécifique d’orientation. C’est la désorientation topographique développementale.»
Nul ne sait combien de personnes pourraient être touchées, ni la cause de la maladie. Tout juste une piste a-t-elle été tracée dans le laboratoire de Giuseppe Iaria. Lorsqu’on observe l’activité cérébrale de ces patients en IRM alors qu’on leur demande de former une carte mentale de leur environnement, on se rend compte qu’elle ne sollicite pas une zone qui s’active chez un sujet sain à qui on demande la même chose: l’hippocampe.
Or l’hippocampe joue un rôle important dans la représentation de l’espace. Dès 1978 chez l’animal, et en 2003 chez l’homme, des biologistes y ont identifié «des neurones de lieux». Ces neurones émettent des décharges électriques quand l’individu se trouve à certains emplacements de son environnement. Pour Geoffrey Aguirre, «il est possible que chez les personnes désorientées, les connections entre neurones impliqués dans la représentation spatiale ne sont pas assez développées».
Des hypothèses qui devront être testées, notamment pour convaincre la communauté des psychologues, psychiatres et neurologues, de l’existence d’un trouble spécifique. Ainsi, pour Alain Berthoz, professeur au Collège de France: «Il y a des symptômes de désorientation dans de nombreuses pathologies. L’orientation fait intervenir beaucoup trop de structures et de cellules spécialisées pour qu’il existe un trouble unique.»
Un avis que nuance Radek Ptak, neuropsychologue et chef du secteur de neuropsychologie-logopédie des Hôpitaux universitaires de Genève: «Dans notre service, les patients souffrant de désorientation ont en général été victimes d’un accident vasculaire cérébral. Mais on découvre de plus en plus de personnes avec des troubles du développement cérébral touchant des fonctions très spécifiques. Et très clairement, certaines d’entre elles souffrent de désorientation topographique développementale.»
Pour l’heure, le trouble ne figure pas dans le manuel diagnostique des troubles mentaux (DSM), référence internationale sur le sujet, qui est sur le point de subir sa cinquième refonte (lire LT du 11.11.2011). Pour qu’il y prétende, de nombreuses études devront le définir plus précisément et évaluer l’importance de la population touchée. Mais d’ores et déjà, dans les laboratoires qui s’y intéressent, les psychologues cherchent des idées pour améliorer la vie quotidienne de leurs patients. Ces stratégies peuvent utiliser des techniques de contournement: par exemple, apprendre sous forme d’un code verbal la liste des repères que l’on doit croiser pour aller d’un point à l’autre. Ou tester des jeux vidéos apprenant à manipuler des cartes en trois dimensions.
*Prénom d’emprunt
Certains psychologues suggèrent à leurs patients d’apprendre par cœur des listes de repères