Selon John Truby, célèbre théoricien américain du scénario, la comédie romantique, ce genre aux codes dramaturgiques immuables, raconte l’histoire d’un personnage dont le manque ne peut être comblé que par une seule personne au monde, rencontrée dès le début du film. Les 90 minutes suivantes consistant en une lente prise de conscience de cette prédestination, jusqu’au fondu au noir augurant d’une vie comblée à jamais… Mais ce grand mythe de l’âme sœur a du plomb dans l’aile. Dans un article intitulé «Pourquoi «Ils vécurent heureux pour toujours» n’est plus cool du tout», le New York Magazine prononce même son oraison funèbre, en invoquant justement la dernière «romcom» qui a enflammé le box-office: La La Land. Une romance qui, malgré toutes ses tonnes de guimauve, s’achève (attention spoiler) sur une rupture sans vaisselle cassée.

Des âmes sœurs au kilo

«Si La La Land avait été réalisé à l’époque du cinéma classique de Hollywood, à laquelle le film rend hommage, il se serait sûrement terminé par un mariage heureux. Mais c’était avant Tinder», constate l’auteure, Danielle Friedman.

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Car, en 2017, on croit moins au grand destin qu’aux «algorithmes capables de délivrer les âmes sœurs au kilo: tout ce que vous avez à faire étant de répondre à trois cents questions sur la fréquence à laquelle vous consommez des margaritas et les groupes de rock que vous appréciez. Et les comédies romantiques commencent à intégrer cette ambivalence.»

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A l’occasion d’un article sur «l’effet Tinder», The Guardian enterre également les promesses d’amour éternel: «Le romantisme est mort. Avouons-le, s’il n’y avait pas la Saint-Valentin et l’industrie du mariage, nous aurions officiellement dépassé le romantisme», assène le quotidien britannique pour qui les gens n’ont plus le temps et préfèrent juger 50 images en deux minutes que passer 50 minutes à évaluer un partenaire potentiel.

La flambée du taux de divorce a fini de porter l’estocade au mythe de la romance. En Suisse, 51,4% des mariages se soldent par une séparation, après une moyenne de quatorze ans d’union, mais 90% trouvent un accord à l’amiable. Sans doute parce que chacun de ces couples envisageait, dès son arrivée à l’autel, la fin inéluctable de l’histoire.

Désenchantement lucide

Pour le sociologue Christophe Giraud, le XXIe siècle inaugure l’ère de l’amour réaliste, où même les très jeunes adultes remplissent les premières lignes de leur CV amoureux avec ce désenchantement lucide. Dans L’amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes (Armand Collin), il dresse le portrait des 18-25 ans qui ne veulent aimer que dans l’instant. Et sur la pointe des pieds. «Cette génération est très prudente, note-t-il. L’amour réaliste est un modèle de compréhension, proximité et intimité aux antipodes de la passion, où l’on ne se confie pas sur ce que l’on ressent, et où l’on ne se promet rien. La grande phrase, c’est: «On est ensemble sans se prendre la tête.» Au mythe du coup de foudre ou du prince charmant, on préfère l’engagement conditionnel, avec l’idée que les âmes sœurs seront multiples, et où l’amitié est considérée comme la seule dimension stable et continue…»

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D’ailleurs, loin de se laisser berner par les promesses affectives de Tinder, ces néo-pragmatiques détournent même l’application à des fins utilitaires, dans le seul but de se doper l’ego. C’est le résultat d’une étude menée par la plateforme américaine LendEDU auprès de 9800 étudiants de 18 à 22 ans, afin de connaître leur usage. Conclusion: si 72% ont déjà utilisé l’appli, 44% le font sans intention de rencontre, mais seulement pour accumuler les «matches» afin d’éprouver leur pouvoir de séduction…

Désillusionnés les jeunes adultes? Plus clairvoyants que leurs parents, surtout… «Cette génération est entrée dans l’ère de la maturité amoureuse, constate le psychanalyste François Perlmutter. Grâce à une vie sexuelle plus précoce, ils sont moins aveuglés par le mythe de la passion, si destructeur. Le réalisme amoureux a du bon s’il consiste à faire le deuil du rêve de relation fusionnelle, en réalisant que l’autre ne nous doit pas tout. D’ailleurs le mythe du prince charmant n’est qu’un fantasme de père idéalisé. Alors autant que les jeunes filles n’y croient plus.» Et si quelques égarées osent encore attendre le preux chevalier sur son destrier, elles sont vite recadrées par leurs mères, comme l’observe Christophe Giraud: «L’amour réaliste touche toutes les générations: les jeunes, mais aussi leurs mères, quinquas souvent divorcées qui, après un échec matrimonial, souhaitent un compagnon stable avec qui partager loisirs et voyages, mais sans noces ni même cohabitation. Et qui peuvent se montrer très négatives sur l’illusion de l’amour auprès de leurs filles.»

Le boom des personnes seules

Hélas, ce rêve d’absence de «prise de tête» façon assurance tout risque, que plébiscitent tant de nouveaux abstentionnistes du romantisme, ne préserve pas du chagrin. Car, dans l’amour réaliste, si on ne souffre plus à la fin de l’histoire… on morfle avant même qu’elle ait démarré. Selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique, 1,2 million de personnes vivent seules en Suisse, soit 36,4% de la population bénéficiant d’un foyer. Moins d’un siècle plus tôt, on ne comptabilisait que 8,5% de ménages d’une seule personne.

Tinder, Happn, Once ou même CasualX – l’une des dernières applis de dating, qui ne propose que des étreintes d’une nuit –, le nombre de moyens de rencontre a beau devenir vertigineux, et constituer un marché de niche (dernière trouvaille: Dating Ink, pour ne s’aimer qu’entre tatoués), on tombe surtout de moins en moins amoureux, selon le New York Magazine: «Les gens recherchent quelqu’un d’incroyablement parfait. C’est le parallèle d’une tendance culturelle plus large où les gens passent des heures sur Yelp à la recherche du taco idéal…»

Et zappent d’un La La Land à l’autre dès le premier accroc. «La maturité amoureuse est aussi la capacité d’endurer des épreuves à deux, affirme François Perlmutter. Or beaucoup de gens se séparent dès les premières complications, pour se remettre avec quelqu’un qui a les mêmes traits que la personne d’avant. Tout cela est bien triste.» L’amour réaliste… ou trop capricieux?