Chaque début de semaine, «Le Temps» propose un article autour de la psychologie et du développement personnel.

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En juin dernier, la fin du confinement a été marquée par des fêtes arrosées dont certaines ont fini en baston. Durant le dernier week-end du mois, la police genevoise a ainsi déploré «70 bagarres entre jeunes et groupes de jeunes». Les reproches ont fusé, fustigeant une jeunesse irresponsable et mal éduquée. «La violence des jeunes? Elle est en régression depuis vingt ans», corrige Philippe Stephan, médecin-chef au Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (Supea), rattaché au CHUV. «Il y a bien sûr des cas isolés et parfois tragiques, mais ils sont anecdotiques. Méfions-nous de la caisse de résonance médiatique», prévient le spécialiste.

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Les adolescents ne sont donc pas une menace pour l’extérieur. Au contraire, leur principal problème serait même un excès d’intérieur. Rivés à leurs écrans, de nombreux jeunes ne sortent pas assez, ne vivent pas suffisamment d’expériences collectives et observent le monde depuis leur chambre plutôt que de s’y frotter. La solution? «D’abord, ne rien diaboliser. Je suis contre l’idée d’addiction chez les enfants ou les adolescents, car c’est une période très volatile. Il serait faux de figer ces grands consommateurs d’écrans dans une identité pathologique. Actuellement, on construit des cliniques pour désintoxiquer les jeunes des écrans, c’est une hérésie!» commente le pédopsychiatre.

Assez du développement personnel!

Le médecin lausannois préconise plutôt une double approche pragmatique. «D’un côté, il faut pousser les jeunes à rejoindre des activités, sportive, artistique ou associative. Ou à sortir simplement avec des amis. De l’autre, j’encourage les parents à retrouver leur fierté et leur plaisir d’être adultes. Comment voulez-vous que les ados souhaitent entrer dans le monde des grands si ceux-ci se plaignent à longueur de journée de leur réalité?»

La force du collectif, le médecin y croit d’ailleurs aussi pour les plus âgés. «Je suis contre le culte du développement personnel, contre l’obsession qui prévaut aujourd’hui de «s’écouter» et de «suivre sa petite voix intérieure» pour «être bien avec soi-même», le grand commerce du yoga, de la méditation, etc. C’est un fait, nous sommes tous dépendants, ne serait-ce que de l’air que l’on respire! Apprenons plutôt à faire des compromis les uns avec les autres plutôt que s’angoisser en solitaire et craindre le pire pour nos enfants.»

«Remobilisons-nous!»

Cela dit, les adultes actuels n’ont pas la tâche facile, admet le médecin. «Nos parents avaient un travail et un couple pour la vie, leur quotidien était relativement stable et, dès lors, ils pouvaient tenir une position plus ferme devant leur progéniture. Aujourd’hui, les parents doivent gérer tellement de changements à leur propre niveau (licenciement, séparation, soucis de santé, etc.) qu’ils demandent souvent à l’école, à la police, à la justice ou aux psys de prendre le relais éducatif. Remobilisons-nous! De grands et beaux défis nous attendent. Alors accompagnons-les tout en assumant nos responsabilités.»

Le maître mot du pédopsychiatre? Dédramatiser. Dans la grande majorité des cas, les adolescents vont bien. «Concernant les écrans qui sont de fait préoccupants, je conseille aux parents de s’intéresser aux jeux vidéo de leurs enfants, souvent très articulés et exigeants, comme Fortnite ou Clash of Clans. Ensuite, je les invite à cadrer avec fermeté la consommation numérique. Les parents doivent prendre des décisions arbitraires et impopulaires, c’est leur rôle. Se faire traiter de vieux ou de vieille schnock est dans l’ordre des choses!»

Les rites de passage

Que pense Philippe Stephan de la proposition de réintroduire des rites de passage à destination des adolescents comme, notamment, le duel au fleuret préconisé par Fabrice Hervieu-Wane, dans Une Boussole pour la vie. Les nouveaux rites de passage (Ed. Albin Michel)? Selon cet ouvrage, ces rites permettent aux jeunes de gagner en confiance, de s’ancrer dans une communauté et de ne pas céder à la violence anarchique. «Si le duel au fleuret est la passion de l’adulte transmetteur, il va rendre cette activité charismatique et des jeunes vont s’y intéresser. Mais réintroduire artificiellement des rites collectifs à large échelle me paraît peu bénéfique et voué à l’échec.»

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Pourtant, si les jeunes éprouvaient la douleur physique à travers des cérémonies encadrées, peut-être seraient-ils moins enclins à administrer cette douleur à leurs semblables? «Mais les jeunes savent déjà ce que souffrir veut dire! Tous les enfants ont au moins mis une fois la main sur une plaque brûlante ou ont eu des maux de dents… Je ne crois pas que la souffrance encadrée éradique la souffrance anarchique. La pratique de la boxe, par exemple, malgré ses valeurs sportives et éducatives, ne rend pas systématiquement moins agressif. La plupart des jeunes qui boxent, surtout lorsqu’ils sont en difficulté, ne le font pas pour maîtriser leur violence, ils le font pour être plus forts et éventuellement prendre le dessus lors d’une bagarre.»

Deux époques où la mort menace

Le spécialiste rappelle un constat de base. «Nos enfants sont très exposés à deux âges de la vie. Lorsqu’ils se mettent à marcher, temps de la séparation d’avec la mère, et lorsqu’ils deviennent adultes, temps de la séparation d’avec les parents. Statistiquement, c’est à ces âges qu’ils meurent le plus, car ces affranchissements sont assortis de prises de risque inévitables – la piscine dans laquelle tombe le nouveau marcheur ou le jeu du foulard pour l’adolescent qui, manquant de confiance en lui, veut voir si l’univers tient à sa vie. De tout temps, les rites sacrés et sociaux concernant ces deux âges tentent de conjurer ou d’expliquer les morts inhérentes à ces étapes de croissance.»

A propos, savez-vous d’où vient le mot «sacré»? Il vient du mot sacrum. L'os ainsi désigné rappelle à Philippe Stephan une coutume inca. «Les Incas coupaient les plus beaux adolescents en deux à la hauteur de leur sacrum pour que leur sang fertilise le sol et les rivières.» Nos ados peuvent déjà se réjouir d’échapper à ce sacrifice!