Burma est un matou au pelage noir rehaussé de taches blanches raffinées qui a conquis Instagram depuis que son maître, un militaire à la retraite, documente leurs virées au grand air de l’Oregon. Sur les clichés, Burma affiche l’enthousiasme d’un labrador alors qu’il explore sous-bois ou sentiers enneigés, quand il ne pique pas une tête dans la rivière. Sur le réseau social, on peut aussi admirer le compte de Floki, élégante chatte tigrée, qui s’éclate à accompagner sa maîtresse lors de tous ses trails sportifs, ou celui de Léon, angora roux, jamais aussi heureux que posté à la vigie d’un kayak, au milieu des lacs. Mais difficile d’égaler Gary, un demi-million de followers sur Instagram et d’autres milliers sur TikTok, depuis qu’il escorte son humain dans toutes ses randos d’altitude. Mieux, Gary raffole des virées à ski, sur ses épaules.

Ces félins globe-trotters trimbalés en laisse fascinent, tandis que les sites de conseils pour emmener son chat en vadrouille essaiment. La tendance a même un nom: #adventurecats, les chats d’aventure. «Nous sommes dans une époque où l’on se met à promener des chats en laisse. Et ils s’adaptent comme les chiens s’étaient déjà adaptés», confirme l’historien des animaux Eric Baratay, pour qui le phénomène n’étonnera bientôt plus personne. «Au XIXe siècle, un chien en laisse était encore une incongruité. Dans son roman Béatrix, Honoré de Balzac met ainsi en scène un vieil aristocrate qui promène sa chienne avec une laisse élégante et devient la risée de la ville. Les usages évoluent et nous nous habituerons aux chats harnachés.»

Usines à chats momifiés

N’en déplaise aux amateurs de chats autonomes, ces derniers sont en train de devenir des «chatchiens», selon la formule d’Eric Baratay: des félins au comportement canin. Car si le choix d’animaux domestiques se reporte massivement sur les chats, en raison de modes de vie toujours plus urbains, les attentes à leur égard ont évolué. «C’est astreignant de sortir un chien en ville et une grande partie des propriétaires de chats le deviennent pour des raisons pratiques, poursuit l’historien. Mais si l’on boude les chiens depuis une vingtaine d’années, on veut des compagnons joueurs et solliciteurs. Et les chats évoluent. Après tout, les chiens ont dû faire la même chose dans le passé. Car il n’y a pas de comportement naturel absolu. Il se construit, à la fois par la demande des hommes, et par l’adaptation des animaux à celle-ci.»

Eric Baratay retrace l’épopée de la relation entre humains et félins dans Cultures félines (Ed. du Seuil), un essai foisonnant qui rappelle comme tout avait mal commencé… La première domestication du chat apparaît en Egypte, environ 4000 ans avant notre ère. Mais on tolère seulement l’animal parce qu’il lutte contre les rongeurs, néfastes aux récoltes. A cette époque, sa fécondité est également objet de fascination, au point de devenir un attribut de la déesse Bastet, tandis que les prouesses du chat contre les serpents en font un attribut du dieu Râ. Mais son destin reste peu enviable: «Le culte rendu à ces dieux faisait qu’on leur offrait des chats momifiés, et il y avait en Egypte des usines à chats, élevés pour être momifiés et vendus aux pèlerins.»

L’invention du ronronnement

Du côté de Rome, on préfère les fouines pour éradiquer les rongeurs. Car «on se méfie de la sexualité des chats, qui symbolisent la dépravation. Le christianisme va rajouter la diabolisation. Au Moyen Age, on est persuadé que Satan, au Sabbat, se montre sous la forme d’un chat. Il est également auxiliaire des sorcières, surtout le chat noir», confie l’historien. Les félins sont néanmoins admis dans les maisons: «Ils peuvent aller dans toutes les pièces pour chasser les rongeurs, mais on les ignore, ce sont des fantômes.» Le chien connaît un meilleur sort car il représente le compagnon de travail et de chasse, fonctions plus nobles. Mais une sensibilité neuve point au XVe siècle, avec l’intérêt de l’aristocratie pour les bêtes exotiques, syriennes ou persanes, dont la fourrure en fait des chats d’ornement, enrubannés et parfumés. Ils ne sont toujours pas des compagnons.

La demande n’est plus au chat de compagnie, mais au chat compagnon, et dans les refuges américains notamment, celui qui n’est pas assez joueur est souvent rapporté

Eric Baratay


Ce sont les artistes et écrivains romantiques du XIXe qui scellent le premier pacte d’amour entre humains et félidés, alors que les gouttières courant les rues deviennent un support de projection: ils voient en eux un alter ego maudit, incompris, solitaire et méfiant, allergique au mécénat mondain. Signe de ce rapprochement émotionnel, le terme de ronronnement est inventé. «On sait par les éthologues que le ronronnement se produit surtout entre la femelle et ses petits. C’était déjà connu à l’époque, et l’on disait que le chat filait son rouet: expression qui montre à quel point on le prenait pour un acte mécanique. L’essor des premiers chats de compagnie a permis de nommer autrement ce ronron adressé aux humains, sur leurs genoux, alors qu’auparavant ils avaient tendance à fuir pour éviter les coups», raconte l’historien.


Toutou du système

Désormais, les chats ont la supériorité démographique dans les pays industrialisés. C’était encore l’inverse il y a vingt ans. En Suisse, ils représentent même plus de 1,7 million de compagnons poilus dans les foyers, contre 500 000 chiens. Le chat a gardé son aura sulfureuse jusqu’à la fin du XXe siècle. Dans les années 1980, il existait même une concurrence entre propriétaires de minous et toutous. «Les sondages de l’époque montrent que les premiers se pensaient antinomiques des seconds. C’est l’effet de la vulgarisation des auteurs romantiques: ils se voyaient aussi indépendants et marginaux que leur animal, et considéraient le chien comme le toutou du système», narre encore Eric Baratay.


Mais en 2021, beaucoup de ceux qui rêvaient d’un chien collant et toujours prêt à rapporter la baballe ont reporté leurs attentes sur le chat, faute de place en appartement. Avec l’avènement de chatchiens capables d’apporter une laisse dans la gueule pour réclamer une promenade. «La demande n’est plus au chat de compagnie, mais au chat compagnon, et dans les refuges américains notamment, celui qui n’est pas assez joueur est souvent rapporté», relate Eric Baratay. Preuve que la mue opère, les minous, qui héritent toujours plus de prénoms humains (adieu Croquette et Tigrou, bonjour Yvette et Jean-Karl), développent même des anxiétés de séparation, comme le chien dès les années 1960: «Jusqu’à peu, le territoire comptait plus pour le chat. Maintenant, on voit se multiplier des cultures anthropisées, c’est-à-dire que l’homme compte plus pour l’animal, à qui il faut donner des anxiolytiques quand le maître s’éloigne.» On est loin des créatures du diable.

Si besoin…

Les comptes des chats mentionnés:

https://www.instagram.com/burmaadventurecat/?hl=fr

https://www.instagram.com/adventureswithflokicat/?hl=fr

https://www.instagram.com/greatgramsofgary/?hl=fr


La réf. du livre:

https://www.seuil.com/ouvrage/cultures-felines-xviiie-xxie-siecle-eric-baratay/9782021410082