- Je ne fais pas.
Il est étonné, déçu aussi, je me prive d'après lui d'un «instrument d'intervention».
Je ne veux pas intervenir.
Il s'en va, désolé pour moi. Sans le savoir, il me laisse avec un fardeau que je trimbale depuis longtemps: faut-il consigner quelque part ses pensées, ses expériences, ses émotions, laisser une trace de ses élucubrations politiques, sentimentales, culinaires, partager par écrit avec quelque interlocuteur le cours de ses réflexions et de son intime tragi-comédie? Je me pose la question depuis l'âge où je sais accorder le participe passé avec le complément d'objet direct placé avant. Et je ne me suis pas encore répondue. Ni, par ce fait, répandue.
J'admire les correspondances, les journaux personnels, les notes que nous laisse l'histoire de la littérature ou de la politique. Le mouvement de ces textes me fascine, ce sont des débuts, des ébauches, des essais en marche, qui s'étirent sur plus ou moins de longueur mais ne concluent pas. Je les lis comme ils ont été écrits, en passant, vite, tandis que les livres ont un commencement et une fin à parcourir dans le bon sens pour y goûter.
Les traces des grands sont de grandes traces qui valent la peine. Elles ne me fournissent pas la réponse à la question de savoir si je ne devrais pas me laisser mes traces à moi-même par quelque écrit qui mettrait de l'ordre dans ma mémoire, avec dates, noms, lieux, objet. Qu'ai-je pensé et dit exactement le 11 septembre 2001? Je le saurais si je l'avais écrit. De quoi avons-nous parlé la première fois que nous nous sommes vus? Pourquoi ne nous sommes-nous plus vus? Faute d'un journal, j'ai oublié.
«Parler au papier» est une tentation à laquelle quelque chose me retient de succomber. Je le regrette. C'est pourquoi l'invitation à «parler au blog» me tourmente autant. N'est-ce pas l'occasion de me fixer? De sortir du vague grâce à l'existence d'un interlocuteur virtuel? Quel est cet espace d'expression ouvert à tout vent? Que dit-on sur un blog?
J'en essaie quelques-uns. Charabias. Bavardages sur l'actualité. Cafés de commerce sans le café. Opinions sans lendemain. Parlotte parlée..
Le blog politique de mon ami est intéressant mais c'est un travail à plein-temps, pour lui et pour ses lecteurs. Y participer par un commentaire? Un engrenage, et risqué par-dessus le marché car tout ce que j'écrirai pourra être retenu contre moi. Les blogs ont l'air intimes mais ils ne le sont pas, ce sont bien, comme dit mon ami, des «interventions».
Elles sont sérieuses, futiles, mal fichues ou amusantes mais elles prétendent. Quelques-unes, de qualité professionnelle, s'ajoutent utilement à la médiasphère. La plupart interviennent dans l'immense espace du privé, un espace vide de statut, de fonction et de sens.
L'éditeur de Orwell, recevant la masse énorme de ses écrits pendant la guerre, se plaignait: «Oh, l'ennui des arguments sans l'action, de la politique sans le pouvoir.»
De l'intervention pour l'intervention. Du blog pour le blog.