Comment faut-il bâtir pour rendre les villes écologiquement durables? A l’américaine, avec des agglomérations largement étirées dans le territoire comme si on les avait étalées au rouleau à pâtisserie? Ou en les densifiant, pour ramasser un maximum d’habitat en un minimum d’espace? Chercheuse au sein du Laboratoire d’énergie solaire et physique du bâtiment de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), cheffe du groupe Systèmes urbains complexes, Nahid Mohajeri tente de répondre en modélisant les différentes formes que prend la croissance des villes et en faisant appel aux lois physiques de la thermodynamique. Une étude hérissée de formules mathématiques vient de paraître dans la revue Ecological Modelling , utilisant les 165 dernières années du développement de Genève comme terrain d’observation. Nous avons demandé à la chercheuse de décrypter pour nous ses résultats.

«On sait que les différents paramètres de la forme d’une ville affectent son impact écologique. La disposition des bâtiments et leur géométrie (volume, surface au sol, périmètre, hauteur), la répartition entre le territoire bâti ou couvert par des routes et la part laissée à la végétation, et surtout la densité (c’est-à-dire le nombre d’habitants ou de bâtiments par unité de surface) ont en effet des répercussions variables sur la consommation énergétique en termes de chauffage, de climatisation et de transports, ainsi que sur la biodiversité», explique Nahid Mohajeri. Les villes modifient la force et la direction des vents, altèrent les taux d’humidité, transforment leur environnement en créant des «îlots de chaleur».

«Ce qu’on ne sait pas encore, c’est quel est exactement l’impact de chaque forme urbaine. Un urbanisme compact est-il écologiquement plus durable qu’une forme dispersée? Il y a eu beaucoup de recherches, avec des conclusions quelque peu contradictoires, car il manquait jusqu’ici une méthode quantitative permettant de généraliser les résultats», reprend la chercheuse. Vaste chantier. «C’est le travail auquel je suis attelée en ce moment. Au-delà de la compréhension de la situation actuelle, il s’agit de rendre possibles des prédictions pour l’avenir.» Un avenir qui s’annonce de plus en plus dominé par les villes. Selon l’Office fédéral de la statistique, 83% de la population suisse habitera en zone urbaine en 2050, contre 36% en 1930 et 74% en 2011.

Expansion ou densification: quelle est la tendance mondiale en ce moment? «Le processus dominant est l’expansion, particulièrement en Asie et en Afrique, où les villes croissent vite et souvent de manière non planifiée.» Et à Genève? «On voit les deux processus à l’œuvre dans l’histoire. Tout au long de la période analysée, de 1841 à 2005, l’expansion domine, mais au cours des 80-90 dernières années, on observe également des périodes où la densification se combine à l’expansion.» Avant Genève (dont la mesure des émissions de CO2 par bâtiment est disponible en accès public sur le site du Système d’information du territoire à Genève, SITG), Nahid Mohajeri a étudié des villes d’Asie, du Moyen-Orient, des Etats-Unis et d’Amérique du Sud. A l’avenir, elle approfondira son observation du territoire suisse en se penchant sur les cas de Bâle et de Zurich. Voit-on de grands modèles émerger de l’examen comparatif? «A l’inverse des villes américaines, qui pour la plupart sont jeunes, les villes d’Asie et d’Europe ont des noyaux anciens, qui s’articulent de deux façons très différentes par rapport aux parties nouvelles du territoire urbain. En Asie, le changement est souvent abrupt entre le noyau ancien et les développements récents, avec une connexion très rudimentaire entre les deux, alors que dans les villes européennes, en raison de la planification et d’un rythme d’expansion beaucoup plus graduel, la jointure entre les parties anciennes et nouvelles est nettement meilleure.»

Dans ce panorama, la croissance de Genève se singularise: «Au Moyen-Orient, on observe souvent un noyau ancien distribué de manière arrondie et des parties récentes organisées selon des lignes perpendiculaires. Ailleurs, par exemple au Royaume-Uni, c’est plutôt l’inverse. Genève a maintenu, elle, une structure octogonale tout au long de la période étudiée. De plus, si l’on quantifie l’entropie de son tissu (une mesure de la dispersion urbaine, inversement proportionnelle à la densité), on constate qu’elle demeure constante pendant sa croissance. Je n’ai rencontré ce phénomène dans aucune autre ville.» Prochaine étape: «Je voudrais trouver une loi universelle qui expliquerait comment les villes grandissent, au-delà de leurs différences de milieu naturel, de culture et de background historique. J’y travaille en ce moment.»

Reprenons la question de départ: comment faut-il construire? Contrairement à ce qu’on aurait envie de croire, les grandes villes, plus efficientes dans leur utilisation de l’énergie, ont une empreinte écologique par habitant inférieure à celle de localités de petite taille. Compacter l’habitat paraît a priori la solution écologiquement judicieuse. «Il y a un compromis à trouver. Certains résultats montrent que la forme compacte est préférable du point de vue environnemental, car elle utilise moins de territoire par personne, elle permet une allocation plus efficace de l’énergie et elle diminue la dépendance à l’égard de la voiture, réduisant ainsi l’émission de CO2 par personne.»

Les inconvénients de l’urbanisme compact? «Ils se manifestent d’une part en termes de biodiversité. Dans les grandes villes, celle-ci s’observe surtout dans les marges urbaines, là où la densité est la plus faible. Or, la biodiversité, et notamment la variété de la flore qui absorbe le CO2, est considérée comme un facteur important pour rendre les villes résilientes face à la pollution… De plus, un tissu urbain compact limite l’accès au potentiel des énergies renouvelables, telles que le solaire.» Que faire? «Une étude sur laquelle je travaille en ce moment vise à déterminer le seuil au-delà duquel la densité déploie des effets négatifs qui contrebalancent ses avantages. Il s’agit ainsi d’identifier une densité optimale, permettant à la fois de réduire l’utilisation d’énergie, de maximiser le potentiel solaire et de maximiser la biodiversité.» Reste également à explorer l’option consistant à végétaliser toits et façades, construisant ainsi – pour paraphraser la boutade célèbre – la campagne en pleine ville.

«Statistical-thermodynamics modelling of the built environment in relation to urban ecology», par Nahid Mohajeri, Agust Gudmundsson et Jean-Louis Scartezzini, in «Ecological Modelling», Volume 307, 10 July 2015.Nahid Mohajeri présentera ses recherches lors de la conférence internationale CISBAT 2015, Future Buildings & Districts Sustainability From Nano to Urban Scale, du 9 au 11 septembre à l’EPFL.