Portrait
L’avocat genevois consacre sa vie à poursuivre les criminels de guerre et à défendre leurs victimes

A 46 ans, Alain Werner a accumulé plus de mauvais souvenirs qu’il n’en faudrait dans une vie d’homme. En Sierra Leone, il a entendu des récits de massacres et de viols. Au Liberia, il a parlé à des enfants soldats, qui ont tué de leurs mains alors qu’ils étaient à peine âgés de 8 ou 9 ans. Au Ghana, en Gambie, il a découvert le prix du sang, visité les lieux de crimes. Au Cambodge, il a vu les os des hommes et des femmes massacrés par les Khmers. Et, partout, l’indicible.
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En racontant cela, le Genevois pourrait se fendre d’une tirade lyrique sur la guerre et ses horreurs. Il n’en est rien: Alain Werner est un être plein de joie et d’humour, qui parvient à rendre léger le sujet qui l’est le moins au monde. Après avoir passé quinze ans à collecter, sur le terrain, les preuves des exactions et à défendre des victimes de crimes de guerre devant trois tribunaux pénaux internationaux, il est revenu en Suisse en 2012 pour créer sa propre ONG, Civitas Maxima.
Rien ne le prédestinait à choisir le camp des victimes. Au contraire: lui, il naît en 1972, dans une famille genevoise des plus bourgeoises. Son grand-père est juge à la cour, son père fait de l’arbitrage international. Dans ce tableau très conservateur, sa mère choisit une autre voie: aumônière à la prison de Champ-Dollon, elle consacre sa foi à aider les détenus.
Coup de foudre
Un jour, elle rend visite à Robert Leclerc, que la faillite de sa banque privée a précipité derrière les barreaux. Il a trente ans de plus mais, entre eux, c’est le coup de foudre. Alain Werner est très impressionné par celui qui devient son «beau-père» et dont le cas est défendu par les plus grands pénalistes du barreau genevois. C’est décidé, le jeune Werner sera avocat.
Après un parcours scolaire mouvementé et un master à Columbia, il cherche vaguement un travail à Genève. «Mais en fait, j’avais besoin d’aventure.» La justice internationale en est à ses balbutiements. «J’ai postulé au tribunal pour l’ex-Yougoslavie et au Rwanda, mais je n’ai jamais eu de réponse. Je pensais que j’étais le roi du monde, j’ai déchanté.»
Avec un gilet pare-balles
Qu’importe, son salut est ailleurs, et ça tombe bien. La Confédération cherche des juristes pour aller en Sierra Leone, où se prépare un procès après une guerre sanglante. Il saute dans l’avion. «Avant de partir, on m’a donné un petit colis avec un gilet pare-balles très lourd, et un téléphone satellite avec des instructions incompréhensibles en allemand, se souvient-il. Je n’ai jamais utilisé ni l’un ni l’autre. J’avais un mandat de six mois, j’y suis resté trois ans.»
En 2006, alors qu’Alain Werner s’apprête à partir au Caire apprendre l’arabe, Charles Taylor, chef des milices meurtrières au Liberia, est remis au Tribunal spécial pour la Sierra Leone. «Nous n’avions que deux témoins, les avocats n’étaient pas prêts, alors on m’a demandé de rester. Je suis parti parler aux rebelles repentis au Ghana, en Gambie. Puis le tribunal a déménagé à La Haye pour des raisons de sécurité.» Le voilà aux Pays-Bas, à préparer un procès historique et long. Taylor sera condamné en 2012.
L’appel du maire de Genève
Dans les couloirs du TPI, Alain Werner est un des rares avoués qui fréquente les avocats de la défense haïs par ses collègues. «Comme ils sont du mauvais côté, ils n’ont pas la prétention de se parer de vertus morales et sont souvent moins grandiloquents…» Alain Werner n’aime pas les prétentieux. C’est l’un de ses amis, l’ancien avocat de Charles Taylor, Karim Kahn, qui lui propose de partir au Cambodge collecter les preuves du massacre des Khmers rouges. Il s’envole pro bono.
«Un jour, le maire de Genève m’appelle, sourit-il. J’ai cru que c’était un canular. Manuel Tornare m’avait vu à la télé et trouvait anormal que je ne sois pas rémunéré. Il m’a offert une bourse de la part de la ville de Genève.» Après Phnom Penh, ce sera un passage à Londres avant de venir monter Civitas Maxima, à Genève, où il continue de faire ce qu’il a toujours fait: amasser les preuves des exactions. Et traîner les coupables en justice.
Sept arrestations
Les succès ne sont pas toujours au rendez-vous. «On bossait depuis sept ans sur le cas d’un diamantaire belge accusé d’esclavage et de trafic de diamants. Un mois avant le procès, il s’est suicidé en prison. On représentait ses victimes, et il ne sera jamais condamné. J’ai mis des mois à m’en remettre.»
Mais il n’y a pas eu que des échecs. Grâce à leur travail de collecte, Alain Werner et son ONG ont contribué à faire arrêter sept personnes soupçonnées de crimes liés à la guerre depuis 2014 dans cinq pays différents, dont deux condamnations récentes aux Etats-Unis. Un des prochains procès, il l’espère, aura lieu en Suisse, au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone. Avec un budget de 1 million par an, Civitas Maxima se porte bien et emploie 30 personnes, dont 15 en Europe.
Le 13 mars, l’ONG organise même au Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) le vernissage d’une exposition de dessins de Libériens sur les atrocités vécues pendant la guerre. «Au début des années 2000, on pensait que les tribunaux internationaux allaient changer le monde. C’était faux. J’ai perdu mes illusions, mais je crois toujours profondément en l’homme et en la bonté. Je ne laisserai pas à mes filles un monde où, quand vous êtes un criminel de guerre, vous n’êtes jamais condamné. Jusqu’à ma mort, je continuerai à montrer qu’il y a une justice.»
Profil
1972 Naissance à Genève.
2003 Départ en Sierra Leone.
2008 Procureur au procès de Charles Taylor à La Haye.
2009 Représente les victimes au premier procès des Khmers rouges à La Haye.
2012 Naissance de Civitas Maxima.
2016 Défend les victimes au procès d’Hissène Habré à Dakar.
Nos portraits: Pendant quelques mois, les portraits du «Temps» sont consacrés aux personnalités qui seront distinguées lors de l’édition 2019 du Forum des 100. Rendez-vous le 9 mai 2019.