Nous sommes dix astronautes, enfermés dans un vaisseau aux confins de l’espace. Notre mission: assurer le bon fonctionnement de l’appareil. Réunis au départ dans la cafétéria, nous nous dispersons rapidement dans un méandre de couloirs pour effectuer les tâches qui nous ont été attribuées: détruire des astéroïdes, relier des fils électriques ou encore vider les poubelles.

Personne ne parle, tout le monde se méfie. Chacun sait que parmi nous se cache un imposteur. Son objectif: nous éliminer jusqu’au dernier ou parvenir à saboter le vaisseau. Pour nous en sortir, nous devons terminer toutes nos tâches en déjouant les sabotages ou identifier l’imposteur. Soudain, une alarme retentit. Un corps sans vie vient d’être retrouvé dans le cockpit.

Une réunion d’urgence démarre pour tenter de démasquer l’assassin. Les langues se délient, chacun explique avec plus ou moins de mauvaise foi où il était, qui il a croisé, ce qu’il faisait. Les accusations fusent et l’on se met d’accord pour éjecter un suspect dans le vide intersidéral, malgré ses protestations. Il était innocent, l’imposteur est toujours parmi nous. Nous ne sommes plus que huit.

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Effet boule de neige

Les joueurs d’Among Us auront reconnu leur terrain de jeu. Depuis la fin de l’été, ce jeu vidéo lancé en 2018 par les trois membres du studio indépendant américain Innersloth rencontre un succès fulgurant. Au 10 décembre, il avait été téléchargé gratuitement plus de 270 millions de fois sur mobile, selon les analystes de Sensor Tower, dont 230 millions uniquement depuis août. Il occupe également régulièrement la tête des ventes sur la plateforme Steam, sur ordinateur, où il est vendu 5 francs. Lors des Game Awards du 10 décembre, les Oscars de la branche, il a été sacré meilleur jeu mobile et meilleur jeu multijoueur de 2020.

Ce succès tardif s’explique par une combinaison de facteurs aléatoires, constate le psychologue-psychothérapeute spécialisé en hyper-connectivité Niels Weber: «Des streamers se sont emparés du jeu cet été, ce qui l’a rendu plus visible. Le confinement donnait quant à lui plus de temps aux utilisateurs de plateformes comme Twitch pour regarder ce type de contenus, qui ont enregistré des audiences record, avant de s’y essayer avec leurs amis. Tous ces éléments ont provoqué un effet boule de neige.»

Le design du jeu et ses mécaniques ont aussi joué en sa faveur. Ses décors en 2D vus de dessus et ses contrôles rudimentaires – il suffit de déplacer son doigt sur un écran tactile pour accomplir ses tâches – le rendent particulièrement accessible, même à des personnes qui n’ont jamais joué à un jeu vidéo. En mettant la discussion au centre de l’action, que ce soit par écrit ou par oral via des logiciels dédiés, il fait appel à nos compétences sociales.

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Ambiance jeu de société

«Cet aspect est très important. Le covid nous montre que nous sommes désespérément à la recherche de lien. Que ce soit en vidéoconférence ou sur un titre comme Among Us, qui est très simple, pas très beau, mais très amusant dans sa dynamique», poursuit le spécialiste. Si le jeu crée du lien, c’est aussi parce qu’il donne le sentiment de faire partie d’un groupe qui collabore à un objectif commun: démasquer l’imposteur.

Une joueuse confie y retrouver «l’ambiance des jeux de société de type Loups-Garous, avec les enjeux et les mécaniques un peu méchantes inhérentes au genre», comme le mensonge et la ruse. Elle ajoute que «c’est socialement plus intéressant, et dans un sens plus réel, que des apéritifs virtuels où tout le monde est poli et se regarde dans le blanc des yeux via sa webcam».

Un autre adepte constate que cet espace lui permet de reparler avec des gens avec qui il n’échangeait plus que par messages WhatsApp. Mais c’est aussi pour lui un défouloir: «Dans ma vie quotidienne, je m’efforce d’éduquer mes enfants selon les principes d’honnêteté et de vérité. Le temps d’une partie dans la peau de l’imposteur, je peux faire tout le contraire, en multipliant les coups bas pour ne pas me faire démasquer.»

En fixant des règles différentes de celles qui ont cours dans la réalité, le jeu devient un espace transitionnel, analyse Niels Weber. «Il nous permet d’entrer dans un rôle et nous pousse à transgresser des normes sociales établies, dans un cadre défini. Cela ne veut pas dire qu’une personne qui ment dans le jeu va mentir dans sa vie quotidienne. En revanche, cela donne des indications sur les capacités de bluff des participants.»

Un véritable réseau social

S’il est un espace d’échange entre connaissances, Among Us est aussi un lieu de rencontre. Les parties qui peuvent accueillir 4 à 10 joueurs sont bien plus intéressantes en grand nombre. Afin de remplir les places disponibles, on se retrouve rapidement à jouer avec les amis de nos amis, qui deviennent autant de potentiels futurs amis que l’on retrouvera régulièrement en ligne.

Niels Weber constate que ce jeu, comme d’autres, permet un mélange des classes sociales encore plus marqué que dans la vie réelle. «Il est possible de jouer avec ses proches, mais aussi avec des inconnus, sans distinction de genre, d’âge ou d’origine. Cela lance parfois des discussions qui n’auraient jamais eu lieu autrement.» En ce sens, il s’apparente à un réseau social où un journaliste finit par jouer et discuter avec un cheminot, un ambulancier ou un chef d’entreprise. Expérience vécue.

Ceux qui font le choix de parties anonymes en profitent parfois pour parler de choses très personnelles à de parfaits étrangers, parce que cela ne porte pas à conséquence. «C’est ce que l’on appelle le syndrome de l’inconnu du train», poursuit le spécialiste. Cette liberté de parole peut aussi entraîner les mêmes dérives que celles que l’on retrouve sur les réseaux sociaux: commentaires racistes, sexistes ou injures.

Le jeu accueillant aussi bien des adultes que des enfants, Niels Weber rappelle en conclusion une sagesse élémentaire: «Les parents doivent être convaincus que, comme lors de toute activité en ligne, leurs enfants rencontreront des personnes qu’ils n’auraient pas côtoyées ailleurs. Il peut arriver qu’elles soient méchantes et grossières. Un accompagnement est donc nécessaire.»