Anne Chenevard veut que les enfants puissent penser et dire: «Quand je serai grand, je serai paysan»
Portrait
Elle préside la coopérative Faireswiss pour un lait équitable, en marge d’une vie d’agricultrice, d’infirmière… et de bien d’autres choses encore

Le jour de notre rendez-vous à Corcelles-le-Jorat (VD), le domaine de la Goille («mare», en patois vaudois) porte bien son nom: un duvet nuageux dérobe au regard les collines à l’horizon, deux ânes s’abritent de la pluie autant qu’ils s’alimentent au râtelier, et le vent donne aux bâches de la serre des allures de vagues en colère. Mais lorsque Anne Chenevard ouvre la porte, le froid s’évanouit dans sa poignée de main enthousiaste.
Levée depuis 5 heures, après deux sonneries de réveil rituelles et un chocolat chaud, l’agricultrice et infirmière de 38 ans a nourri ses 40 vaches, dont elle prend soin avec son père, bientôt retraité, et un employé. Malgré l’énergie folle qui l’habite, elle est heureuse de recevoir un coup de main, et pour cause: depuis quatre mois, son téléphone sonne régulièrement, mails et lettres se multiplient pour témoigner du soutien à Faireswiss, la coopérative pour un lait équitable qu’elle préside. Créée en 2018 à l’initiative d’un petit groupe de producteurs qui voulait contrer la baisse continue du prix du lait, l’organisation compte désormais 39 coopérateurs et a lancé sa gamme – la brique de lait et cinq fromages – en septembre dernier.
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Ainsi, le «lait équitable» est rémunéré à hauteur de 1 franc par litre au producteur, soit le juste prix minimum pour couvrir ses frais. La fameuse brique est disponible dans plus de 120 points de vente (épiceries, etc.) ainsi que dans tous les Manor Food de Suisse. Anne Chenevard a pris la présidence du comité lors de l’assemblée générale de 2019, «car avec tout le soutien familial dont je bénéficie, et le fait que j’aie un employé, j’étais un peu la seule qui pouvait vraiment dégager du temps, pour la communication notamment. Avec le recul, c’était le bon choix! Et j’adore ça.»
De l’horticulture aux moineaux péruviens
On retrouve bien là le caractère pugnace, positif et impliqué que cette «touche-à-tout» dit avoir développé, entre autres, à travers sa participation à la société de jeunesse de son village. Dans un phrasé rapide mais précis, elle passe en revue les multiples étapes qui se sont succédé au fil des ans pour composer la personne qu’elle est aujourd’hui: d’un CFC d’horticultrice, car elle a «détesté l’école» et chérissait le travail en extérieur, elle devient éducatrice au sein d’une fondation d’accueil de personnes handicapées, parallèlement à un emploi d’aide-infirmière dans des EMS, puis se laisse convaincre d’entamer la formation d’infirmière.
Elle l’interrompt – elle n’aime toujours pas l’école! – et s’envole vers le Pérou à 24 ans, sans aucun contact sur place, pour travailler dans un orphelinat dont elle a entendu parler à la télé. «Je savais que le nom de l’orphelinat, Los Gorriónes, voulait dire «moineaux». J’ai pointé le mot au chauffeur de taxi dans le dictionnaire pour qu’il m’y emmène.»
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A son retour, Anne donne naissance à son fils Léni, qui aujourd’hui, à 11 ans, dit de sa mère qu’elle va «sauver l’agriculture suisse». Elle tempère, souriante. Ses études terminées, l’infirmière mène de front un emploi à 100%, l’éducation de son petit garçon et… le début d’un CFC accéléré d’agricultrice, «car c’était la première fois que le canton offrait cette possibilité et je me suis dit qu’il fallait la saisir, mes parents arrivant à la retraite».
Anne incarne ainsi la sixième génération de Chenevard à endosser cette casquette. Elle n’est pas la première femme à le faire: cinq générations plus tôt, au XIXe siècle, une certaine Rosalie reprenait le domaine, puis le transmettait à sa fille. «De mon côté, j’ai toujours aimé les animaux, vivre à la ferme, mais j’ai grandi avec l’idée que ce serait mon frère qui reprendrait. Donc, pendant longtemps, je ne me suis pas imaginée à cette place.»
Nous, agriculteurs, en avons marre de faire pitié. On a envie de donner envie
Cette place, elle l’occupe pourtant avec panache et bon sens, se documentant sur les avancées du monde agricole à l’étranger et cultivant l’héritage d’un père qui n’a jamais voulu nourrir son cheptel avec autre chose que son propre fourrage. «On veut être autonomes sur la ferme, ne pas exporter nos problèmes. Sinon, c’est un système schizophrène: on rase la forêt amazonienne pour y planter du soja, on l’importe pour nourrir nos bêtes, on produit trop de lait et après on en fait de la poudre qu’on revend au Brésil!» s’indigne-t-elle.
L’envie de donner envie
Anne Chenevard évoque encore avec passion le service d’infectiologie du CHUV, qu’elle a mis sur pied avec quelques collègues. Elle y travaille deux jours par semaine, «parce que ça me passionne, et que ça me permet en même temps de payer mon employé et de garder du temps pour mon fils».
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Association de tir, société de gym, activités de soutien à plusieurs associations… Elle souffle peu, mais semble apprécier cela: le bouillonnement de la vie, le contact avec autrui. Et on le lui rend bien. «Je suis frappée de l’engouement pour le lait équitable, je crois que les gens veulent s’associer à l’image positive que l’on a souhaité donner. Nous, agriculteurs, en avons marre de faire pitié. On a envie de donner envie. Je veux que les enfants puissent penser et dire: «Quand je serai grand je serai paysan.» Et que traire les vaches, ça peut être un métier d’avenir.»
Profil
1981 Naissance à Moudon (VD).
2006 Départ au Pérou à 24 ans.
2008 Naissance de son fils Léni.
2018 Création de la coopérative.
2019 Lancement de la gamme Faireswiss.
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