Son divan bleu invite à s’asseoir, mais elle choisit (presque) toujours le moelleux de son tapis moucheté. C’est là, entourée de quatre murs blancs et quelques plantes, qu’Anne Thorens mûrit et déploie ensuite ses idées sur le papier… quand elle y parvient. «Rester assise trop longtemps m’est insupportable», annonce-t-elle gaiement. Près des tasses de café, elle glisse des navettes à la fleur d’oranger, ces biscuits secs typiques de Marseille, dont sa mère est originaire. La jeune femme revient justement de cet «autre chez elle» où elle a été invitée pour une résidence d’écriture, entre deux changements de mesures.

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Son premier court métrage, Diagonale, diffusé en ligne au début de l’année, a été sélectionné dans plus de 30 festivals, dont l’important Festival international du film de Huesca, en Espagne; et plusieurs fois primé, notamment pour son scénario. Mais l’écriture et la réalisation sont des cordes relativement neuves sur l’arc d’Anne Thorens.

Née à Moudon, elle suit d’abord un cours de danse et, dans ce cadre, participe un jour à une comédie musicale du Café-Théâtre Barnabé à Servion (VD). «Là, j’ai vu que des enfants récitaient du texte, jouaient vraiment! Je me suis dit: mais voilà, c’est ça que je veux faire!» Aussitôt dit, aussitôt fait. La comédienne en herbe se forme auprès de l’équipe de Barnabé jusqu’à ses 17 ans. Des tournages publicitaires et des rôles sur scène comme à l’écran suivront, tandis qu’elle entame parallèlement des études à Genève pour devenir psychomotricienne.

J’avais le syndrome de l’imposteur. Je m’autorisais à écrire pour moi car j’aimais raconter des histoires, mais je me disais que c’était un autre métier

Anne Thorens

L’ailleurs et la plume

Anne Thorens coule alors une existence heureuse entre un emploi fixe et ses activités de comédienne, jusqu’à ce qu’elle soumette un premier scénario au Festival international du film d’Aubagne en 2016. «J’avais le syndrome de l’imposteur. Jusque-là, je m’autorisais à écrire pour moi car j’aimais raconter des histoires, mais je me disais que c’était un autre métier. A Aubagne, j’ai reçu des critiques constructives, elles m’ont donné envie d’avancer.» Et d’avancer si bien qu’elle laisse en plan son travail, son appartement, son couple et s’envole en solitaire pour une année sabbatique.

Elle promène son sac à dos entre l’Amérique latine, l’Asie, la Nouvelle-Zélande et même l’archipel du Svalbard, à l’ouest du Groenland. Presque «boulimique», la voyageuse ne passe pas plus de deux jours au même endroit, désireuse de partir à nouveau chaque matin. «C’est sans doute cliché, mais… ce voyage a développé mon indépendance. Et puis, j’avais le sentiment que c’était essentiel, que si je ne le faisais pas, cela m’échapperait», dit celle qui avoue avoir toujours nourri deux rêves: voyager sans billet de retour, comme Ella Maillart, et jouer la comédie. Lorsqu’elle repose ses valises en Suisse, elle démissionne et tourne Diagonale avec le soutien d’Imaginastudio, un studio de production lausannois qui croit en son projet.

Ce court métrage, c’est l’histoire d’un jeune homme et d’une jeune femme qui se plaisent, s’embrassent et n’ont pas de préservatif à disposition. C’est l’histoire si connue et pourtant si difficile à aborder de plusieurs «non» qui ne sont pas compris comme tels, sans qu’il y ait pour autant d’archétype de victime et d’agresseur.

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«C’est la nuance qui m’intéresse. Et j’ai dû m’imposer auprès de l’équipe pour que ce que j’avais imaginé ne devienne pas purement et simplement un viol», relève Anne Thorens, le ton déterminé. Son film est une question au public, celle de la zone grise du consentement. Mais si la réalisatrice est portée par des thématiques liées à l’égalité, elle aime explorer les zones grises «tout court», ces moments de bascule qui «nous confèrent une profondeur, font de nous des personnages complexes» et donc, des humains. Car «nous ne sommes jamais tout noirs ou tout blancs».

Le point de rupture

Anne Thorens vient d’achever le tournage de son deuxième court métrage, Des Petites Pierres, qui explore cette fois-ci la problématique de la violence chez les enfants, une population que la réalisatrice a côtoyée à travers la psychomotricité. «L’agressivité fait partie du développement de l’enfant, le problème est que si elle n’est pas encadrée, elle peut tomber dans la violence.» La bascule, à nouveau, ce point de rupture qu’elle guette, interroge, cherche à montrer le plus précisément possible.

«C’est pour cela sans doute que j’en suis venue au cinéma. Contrairement au théâtre où il faut exagérer, le cinéma cherche à se rapprocher au plus près des émotions, du réel, de l’intime. J’aime travailler ça avec les comédiens, chercher à susciter exactement le ressenti auquel je pense.» Dans le rouleau compresseur de la crise actuelle, qui broie de nombreux milieux dont celui de la culture, Anne Thorens s’estime «privilégiée», car ses nouveaux projets de films sont en route. «Mais je crains que cette vision de la culture comme non essentielle perdure. On doit en permanence s’excuser de vivre de ce qu’on aime… Mais que fait-on, autrement?…»


Profil

1989 Naissance à Moudon (VD).

1999 Première scène au Théâtre Barnabé à Servion.

2012 Bachelor HES-SO en psychomotricité.

2017 Voyage itinérant en solitaire.

2021 Sortie en ligne du court métrage «Diagonale».


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