Vie numérique
Comment des cybermilitants sans nom et sans visage sont-ils passés du pur plaisir de nuire à la défense d’une cause? L’anthropologue Gabriella Coleman enquête en immersion

Au commencement étaient les lulz. À la différence des lolz (acronyme de laughing out loud, «rire aux éclats»), les lulz sont, dans l’argot du Web, des poussées de rires cruelles, généralement gratuites, toujours déclenchées aux dépens d’autrui. En ce temps-là, au milieu des années 2000, avant le tournant qui en fera «un des mouvements de contestation les plus influents de notre époque», le nom d’Anonymous était synonyme de ce que «dans le jargon d’internet, on appelle le trolling, ou trollage»: une pratique consistant à salir une réputation en répandant «des rumeurs avilissantes». C’est l’époque où, selon la formule des trolls, «Anonymous se gave de lulz en faisant des sales coups au hasard», mû par une forme «de sociopathie volontaire». C’est dans ce bouillon de culture que le mouvement voit le jour, rappelle Gabriella Coleman. Connue comme «Biella» dans les forums en ligne, professeure à l’université McGill de Montréal, l’anthropologue s’est immergée dans ce monde en «observatrice participante», selon le principe cher à sa discipline.
«Anonymous»? Pas de grand effort dans le choix du nom: c’est celui que se voient attribuer, par défaut, les usagers du site 4chan. C’est sur ce forum en ligne malfamé, «source d’objets culturels parmi les plus chéris d’internet (tels les lolcats) autant que de certaines de ses obscénités les plus infectes», que prennent forme «le projet collectif et l’identité d’Anonymous». De cette origine, Anonymous gardera la culture de l’anonymat, hostile à toute forme de leadership durable et de notoriété personnelle, où «l’égo s’efface derrière la masse». La férocité avec laquelle les «Anons» conspuent leurs camarades qui se mettent trop en avant rappelle les! Kung, peuple bochiman du désert du Kalahari: «Quand des chasseurs ramènent une énorme pièce de viande au village, on ne les couvre pas d’éloges […], mais plutôt d’insultes. Cette moquerie permet de tempérer leur orgueil.»
Politisés grâce à Tom Cruise
Si, à partir du bac à sable crasseux que paraît être 4chan, Anonymous émerge avec une vocation de redresseur de torts, c’est, pourrait-on dire, grâce à Tom Cruise. Nous sommes en 2008. Une vidéo fait son apparition sur la Toile, où l’acteur se livre à un monologue aussi fervent que dément en faveur de l’Eglise de Scientologie. Cette dernière tente de bloquer le document, menaçant les médias qui le font circuler. C’est alors qu’un «Anon» lambda lance, sur 4chan, l’idée qu'«il est temps de faire quelque chose d’important». L’action qui en résulte, baptisée «Opération Chanology», commence par un «salopage ultracoordonné» des sites Web scientologiques, rendus inaccessibles par une série d’«attaques par saturation». Un débat s’ensuit entre les anonymes «pour déterminer s’ils devaient prendre la rue pour contester l’Eglise ou rester fidèles à leur ancrage identitaire dans le lulz et les raids informatiques».
La première option l’emporte. Dans plusieurs villes du monde, les «Anons» finissent par descendre dans la rue, le 10 février 2008. «Comme on savait que les scientologues tenteraient par tous les moyens (y compris par des photos en haute résolution) d’identifier les manifestants en vue de les harceler par la suite, une règle exhortait ces derniers à se couvrir le visage». Apparaît ainsi le futur emblème du groupe, le masque «Guy Fawkes» avec moustache et barbichette, qui est déjà un véritable millefeuille culturel: il renvoie à un conspirateur anglais de 1600, à la BD culte V pour Vendetta, ainsi qu’à Epic Fail Guy, un personnage inventé par les usagers de 4chan «qui rate tout ce qu’il entreprend».
Les vengeurs de WikiLeaks
«Au début, toute visée politique semblait fortuite», note Gabriella Coleman. Mais l’assaut contre la Scientologie semble avoir «ouvert la voie à un élan militant plus sérieux». Ce «petit miracle» est favorisé par la couverture médiatique des manifestations: «la visibilité légitimait l’opération». La transition vers le militantisme est favorisée par l’impact: Chanology et les manifestations mensuelles qui l’ont suivie ont «changé la donne à un point tel que les opposants à la secte peuvent maintenant s’exprimer haut et fort sans crainte de représailles».
Les méthodes du piratage informatique ne sont pas abandonnées pour autant. Fin 2010, un groupe d’Anonymous réuni autour d’un «canal de discussion» appelé «AnonOps» lance «la campagne d’action directe a plus massive de l’histoire d’internet» en soutien à la plateforme WikiLeaks, qui vient de rendre publics des documents secrets éclairant les dessous des guerres d’Irak et d’Afghanistan. L’opération, appelée «Payback», consiste à lancer des représailles contre les hébergeurs de sites Web et les organismes financiers qui, obéissant aux injonctions extrajudiciaires du gouvernement états-unien, s’emploient à étouffer WikiLeaks. C’est à cette époque que le FBI lance ses premiers raids contre les «Anons» et que les arrestations commencent.
Le principe espérance
La politisation se confirme l’année suivante dans le cadre du «Printemps arabe». Le mouvement fournit des «trousses d’aide» aux Tunisiens et aux Egyptiens pour qu’ils puissent contourner la censure en se connectant à internet. «Les médias sociaux jouent un rôle limité dans de tels soulèvements, pourtant qualifiés de «révolution Twitter» par les commentateurs de tout poil», remarque Gabriella Coleman. Anonymous est conscient que la révolution ne se fera pas en ligne: «Vous devez prendre la rue, sans quoi vous perdrez la bataille», écrit le groupe dans un message aux Egyptiens. Anonymous prendra lui-même la rue en s’engageant au sein du mouvement Occupy, lancé en 2011 pour protester contre les inégalités économiques et sociales à travers l’occupation d’espaces publics emblématiques. Aux Etats-Unis, Occupy obtient à la mi-octobre «un taux d’approbation supérieur à 50%, soit davantage que le président Obama ou le Congrès».
Et aujourd’hui? Polymorphe et protéiforme (car «tout un chacun peut se réclamer de l’appellation»), sociologiquement plus diversifié qu’on ne le croirait, dépourvu de «mémoire institutionnelle» et de «méthode établie pour s’instituer», mais doté malgré tout d’une «grande cohésion culturelle», Anonymous est toujours actif, en dépit des vagues de répression qu’il a subies. Il arrive que ses actions dérapent, qu’elles se révèlent contre-productives, que le dévoilement d’une injustice finisse par laisser une victime trop exposée; mais «les équipes sont capables de s’ajuster», relève Gabriella Coleman. Au-delà des réussites concrètes, la manière dont «le collectif est passé d’une bande de trolls sinistres à un groupe d’activistes assumant un rôle public» est pour elle une source d’espoir et d’émerveillement. Anonymous a «surmonté un des sentiments dominants de notre époque […] imprégnée d’un cynisme généralisé». Il offre ainsi une illustration de ce que le philosophe Ernst Bloch appelait «le principe espérance»: un espoir «de nature inquiète, fondé sur la passion, l’émerveillement et même la malice». Comme le dit un anonyme: «Je suis venu pour les lulz; je suis resté pour la cause, les grandes victoires et encore les lulz».