Mouvements
Lancée par un collectif de femmes, la Marche de la dignité a traversé Paris. Un renouveau dans la lutte contre le racisme?

Une secousse traverse l’antiracisme français. Elle prend une forme qu’on pourrait discerner du ciel, dans le cortège qui serpente de Barbès à la Bastille, en ce samedi 31 octobre à Paris. Une secousse mise en marche (littéralement, puisque c’est d’une marche qu’il s’agit) par des femmes «racisées», selon leur terme, c’est-à-dire faisant l’objet de discriminations racistes. Elles sont noires, d’origine arabe, roms, bon nombre d’entre elles se déclarent féministes, certaines sont voilées, d’autres pas.
A côté de ces femmes, la «Marche de la dignité et contre le racisme» (suivie par 10 à 20000 personnes, selon les décomptes) comprend des marcheuses qui ne sont pas des «descendantes de l’immigration post-coloniale». Il y a aussi des hommes, «racisés» ou pas, ainsi que des êtres «non binaires», à l’image de cette personne qui brandit une pancarte où elle se présente: «Un homme, une femme, je n’ai pas encore décidé».
Vu de l’intérieur du défilé, il semble en effet y avoir plus de points communs entre le féminisme, le port du voile, ce couple de lesbiennes qui se tiennent par la main, l’Union juive française pour la paix qui soutient la marche, cette manifestante philosophe qui brandit la phrase «Je suis parce que nous sommes» et ce jeune homme qui transgresse les lois du genre en affichant des signes ostentatoires de féminité – plus de points communs, disions-nous, qu’on ne l’imaginerait depuis les autoroutes de la pensée ou depuis un plateau télé. Ce melting pot est là, il faudra faire avec.
Fantasmes et monstres
Le collectif Mafed (Marche des femmes pour la dignité) défile en tête, suivi des familles des victimes de violences policières. Amal Bentounsi est à l’initiative du mouvement. Son frère, Amin, est mort en 2012 d’une balle dans le dos, tirée par un policier qui tentait de l’appréhender. Près de la Gare du Nord, à deux pas du lieu du drame, Jessica Koumé évoque son mari Amadou, mort asphyxié aux mains de la police après son interpellation pour tapage dans un café, en mars dernier. «En nous rendant à l’Institut médico-légal, nous avons découvert le corps, le visage couvert de coups. Le commissariat a refusé de recevoir notre plainte, le procureur nous a refusé le rapport d’autopsie. Nous avons prévenu la presse et le rapport a enfin été livré: il était accablant. Huit mois plus tard, aucun juge d’instruction n’a été nommé. À force d’ignorer nos souffrances, vous êtes en train de faire de nous des monstres.»
On dénonce un véritable «racisme d’Etat». Celui-ci s’exprimerait dans «l’impunité» dont bénéficierait la police.
Derrière la répétition de ce scénario – les organisatrices évoquent 15 à 25 décès aux mains de la police par an, touchant systématiquement des personnes issues de l’immigration –, on dénonce un véritable «racisme d’Etat». Celui-ci s’exprimerait dans «l’impunité» dont bénéficierait la police, dans les non-lieux prononcés par les tribunaux, mais aussi dans les «lois d’exception» contre les porteuses de voile, qui les excluent notamment des sorties scolaires avec leurs enfants. «La France brandit un islamo-fantasme pour mieux cacher ses problèmes, elle nous montre du doigt comme si nous étions l’incarnation de tous ses maux», dénonce une manifestante lyonnaise. Des militants du mouvement Black Lives Matter, lancé en 2013 contre les violences policières aux Etats-Unis, sont là pour apporter leur soutien.
Déclaration d’indépendance
Le camion en tête du cortège crache du rap français, des musiques arabes, des hymnes soul, des slogans. On épingle sans ménagement ceux que les organisatrices considèrent comme les faux alliés des populations discriminées: des «Dégage!» sont jetés virtuellement à la figure de SOS Racisme et de son fondateur Harlem Désir (aujourd’hui secrétaire d’Etat du gouvernement Valls). L’organisation qui fit fleurir les petites mains jaunes «Touche pas à mon pote» sur le revers de nos vestons vit le jour en 1984 dans le sillage d’une autre marche, celle «pour l’égalité et contre le racisme», dont le souvenir se «racialisa» dans les médias sous le nom de «Marche des Beurs». Témoignages d’insiders à l’appui, SOS Racisme a été accusé de servir davantage à neutraliser ou récupérer politiquement le mouvement des banlieues qu’à lui donner un horizon. «Vous avez promis des choses il y a une trentaine d’années, vous avez fermé la porte et vous nous avez présenté SOS Merguez!» lance Djamel Atallah, de l’Association des marcheurs historiques de 83. Entre ses positions officiellement antiracistes et la réalité, Franco Lollia, membre de la Brigade contre la négrophobie, a «l’impression que l’Etat, c’est docteur Jekyll et Mr Hyde».
Pour cette raison, la Marche de 2015 se présente comme une «déclaration d’indépendance». Double défi, à vrai dire. Il s’agit d’affirmer son autonomie à l’égard de l’antiracisme institutionnel. Il s’agit, aussi, de se démarquer des courants qui tentent d’aimanter les victimes du racisme post-colonial en les entraînant vers l’antisémitisme et l’extrême-droite. «On doit construire notre propre grille de lecture, pas faire confiance à ces petits rigolos derrière leurs ordinateurs qui sont dans des milieux conspirationnistes et qui n’ont rien à cirer des peuples», lance le militant associatif Omar Slaouti en dénonçant la nébuleuse d’Alain Soral et de Dieudonné. Le racisme fonctionne comme un cancer qui génère ses métastases. Pour qu’il cesse de croître, avalant in fine ses victimes et ses coupables, il faudra sans doute regarder en face, à l’échelle globale, un passé colonial qui n’en finit pas de ravager l’actualité.