Pour accompagner ces chroniques, nous avons fait appel à la photographe et plasticienne française Natacha Lesueur. Son travail artistique se focalise sur la relation intime entre le corps et son intériorité.

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J’ai une dizaine d’années. La femme qui parle devant ma classe doit en avoir une soixantaine, mais je n’estime ce nombre qu’à ses cheveux blancs – de mon point de vue elle est vieille de toute façon. La seule chose que je retiens de ce cours d’éducation sexuelle, c’est que si un tampon roule hors d’un sac à dos, on ne doit pas, fille ou garçon, se moquer, on le ramasse et le rend à sa propriétaire. Le reste de l’éducation sexuelle, je connais déjà bien, ma mère m’a acheté des livres que je feuillette régulièrement, parfois par curiosité de l’esprit, parfois par désir du corps. Par ailleurs, ma mère m’interdit les Barbie, les «sitcoms à la con» et les «magazines nunuches». C’est sans doute grâce à ces deux femmes que je grandirai relativement protégée de l’idée qu’un corps ou un désir de femme est sale.

C’est peut-être aussi grâce à un garçon, mon frère, pendant les vacances d’été après mes premières règles. Je lui dis que je ne peux pas me baigner parce que je n’arrive pas encore à mettre des tampons, et il ne rit pas, il ne dit rien, il joue au ping-pong avec moi à l’ombre pour passer le temps. Et quand il me voit finalement rentrer dans la piscine, il ne dit rien non plus. Au contraire de ma grand-mère, lors d’un baptême dans un petit village alsacien. Je porte une jupe en lin blanche, c’est aussi l’été, je n’arrive pas encore à bien gérer le flux et à éviter les fuites, et quand nous sortons de l’église, je me rends compte qu’elle gratte quelque chose sur mes fesses. Elle et moi, nous n’avons pas cette habitude de la proximité physique, alors je ne comprends pas pourquoi sa main s’approche de mes fesses à plusieurs reprises, et quand je la regarde d’un air agacé, elle fait comme si de rien n’était. Plus tard, aux toilettes, je me rendrai compte que j’ai une tache de sang séché sur les fesses, et qu’elle a préféré se taire plutôt que de mettre un mot sur cet outrage. Le sang du Christ, elle en parle souvent, sa souffrance, sa blessure, «il a saigné pour nous», mais le sang de sa petite-fille est hors de portée de son langage.

A l’âge où je joue au ping-pong avec mon frère au bord de la piscine, je ne me rends pas encore compte de ce que les règles impliquent. Que c’est parti pour trente-cinq ans environ – à raison de 13 cycles de 28 jours par année, cela fait 450 cycles menstruels dans une vie, si on n’a pas de chance et que les règles durent une semaine, on a ses règles pendant neuf années cumulées, alors qu’un syndrome prémenstruel sévère peut affecter nos pensées et nos décisions 50% du temps. Dans tous les cas, c’est bien plus qu’un petit tampon qui roule hors d’un sac. Aujourd’hui j’ai une fille, et je ne sais pas encore s’il est préférable de lui transmettre que les règles, c’est trois fois rien, c’est juste un peu de sang qu’on perd tous les mois. Ou que cela peut être accompagné de différents problèmes de santé et influencer le cours d’une journée. Parce que je veux qu’elle soit confiante, mais je veux qu’elle soit préparée.

A 16 ans, j’ai probablement une vague conscience d’une théorie, en naturopathie, qui dit que le sang menstruel est ce que le corps rejette de nos excès, qu’ils soient alimentaires ou émotionnels – et c’est aussi valable pour les autres fluides corporels. C’est l’été encore, je suis dans un village de vacances avec ma mère, son copain et mon frère, toute la semaine un homme de 35 ans me dit que je lui plais, me drague ouvertement, j’en ris et finis par lui dire qu’il est trop âgé pour moi. Il demande si ça me va que nous soyons «juste amis» et je dis que c’est ce que je veux, que je ne suis pas intéressée par le reste, je lui fais confiance, naïvement. Le dernier jour, nous marchons dans le village et je l’accompagne dans sa chambre pour qu’il y dépose un achat, il m’embrasse, passe sa main entre mes cuisses, m’allonge sur son lit. Je me rappelle distinctement des mots formulés dans ma tête: «Est-ce vraiment ce que je veux? Raconter aux copines que ma première fois, c’était avec un beau mec de 35 ans ou le faire avec quelqu’un qui me plaît et me respecte?» Je le repousse, je me relève, je dis quelque chose comme «ce n’est pas ce qu’on avait dit», il dit que je suis bizarre de changer d’avis comme ça, il me traite de coincée. Et le lendemain, j’ai des règles tellement violentes que je gémis en continu, couchée en chien de fusil, et seule une piqûre de morphine en plein milieu de la nuit me permettra finalement de m’endormir.

Il me faudra longtemps, très longtemps, pour me rendre compte que chaque femme pourrait ainsi écrire son histoire en fonction de sa vie utérine. La médecine utilise le terme de «vie génitale», incluant le suivi des cycles, la contraception, les grossesses à terme ou non. Mais les taches de sang qui embarrassent sur les draps d’hôtel, le brouillard mental qui me décrédibilise quand je donne une conférence, les hémorragies qui interrompent un week-end en amoureux, ne sont pas des jalons médicaux, ils influencent tout simplement le quotidien. Micro-instants imposés où l’intérieur, l’invisible, remonte en force, explose parfois, et je connais peu de femmes pour qui la vie génitale est sans accroc. Posséder un utérus est une charge mentale, à mon avis supérieure à la possession d’un pénis.

Vers 20 ans, je fais régulièrement don de mon sang, jusqu’au jour où je fais un malaise, on me donne du sucre et trois sandwichs au jambon plutôt qu’un. Je comprends enfin que mes règles sont fortes, j’ose enfin dire que je suis fatiguée, que ce sont des jours où je me traîne, où j’aimerais passer tout mon temps assise ou couchée. Mais «fortes» pour les médecins c’est subjectif. On constate l’anémie, on me donne des comprimés de fer, puis des perfusions quand ça ne suffit plus, par la suite on double et rapproche encore les doses. Les médecins sont unanimes: ils aimeraient bien trouver un problème mais il n’y en a pas, c’est comme ça, c’est fonctionnel, alors je suis censée fonctionner. J’endure et c’est mon caractère: les choses dures on les affronte seule, on fait la forte et on finit par y croire, ce qui ne me tue pas et cætera (proverbe à la con, soit dit en passant).

Puisque les médecins ne peuvent pas m’aider, puisqu’ils analysent mon corps avec les outils cartésiens qui sont les leurs, je me venge en les analysant en retour avec l’outil qui est le mien: le langage. A l’exception des termes médicaux, leurs mots sont maladroits, imprécis, poétiques parfois, mon «joli petit utérus tout propre» possède un «endomètre mignon», mon périnée est «béton». Après une fausse couche, j’entends que «les affaires reprennent», après un avortement qu’il est normal de saigner beaucoup. Lorsque j’appelle l’assistante parce que le sang noir s’écoule de moi en continu depuis trois jours, elle reprend les termes: «beaucoup», «normal». Je demande combien c’est, «beaucoup», j’attendais un peu plus de précisions de la part du milieu médical. Quand je consulte finalement, on me dit que j’ai bien fait de venir, une hémorragie, un bon litre de sang. Et j’ai failli ne pas venir puisque c’était normal, c’était beaucoup.

A 25 ans, je me roule à nouveau de douleurs, à la tête cette fois. Avec de l’ibuprofène, la douleur devient tout juste réelle, mais je ne peux toujours pas me lever, j’annule une de mes premières interventions d’écrivaine que je suis censée donner quelques heures plus tard dans une villa célèbre à 700 km de chez moi. Cette fois c’est la contraception qui me cloue au lit, la semaine de règles artificielles imposées par la pilule qui crible ma tête de pulsations douloureuses. J’en change, me retrouve avec des kystes aux ovaires, mais pour les médecins, c’est toujours normal.

A l’époque, les réseaux sociaux existent à peine, les informations surgissent au hasard des conversations, disséminées, peu accessibles. Mon corps est un puzzle en quatre dimensions dont je ne connais pas le mode d’emploi, la médecine une science inexacte qui ne peut pas m’aider. La naturopathie utilise le terme de «terrain», propice ou défavorable. Mon corps est un champ, avec son cycle saisonnier, ses cultures qui prennent et celles inexplicablement stériles, ses zones d’engorgement, ses deux bêtes étranges que sont les règles et la contraception qui y paissent, y pèsent. Pendant une décennie, j’ai cru que tous les terrains se ressemblaient. J’ai cru que tout cela était normal. Jusqu’au jour où je décide que ça ne l’est pas.

Parmi mes amies, il y a celle à qui la pilule cause des phlébites, celle qui souffre le martyre pendant quinze ans avant qu’on lui diagnostique une endométriose, celle qui congèle ses ovocytes, celles qui ont des ovaires polykystiques ou un syndrome prémenstruel à se flinguer, et puis il y a celle qui, de dix ans mon aînée, me glisse dans un sourire qu’entre les avortements et les fausses couches, elle compte dix grossesses, mais seulement deux enfants. Elle dit: «Comment veux-tu faire autrement?»

J’ai 36 ans, accident de préservatif, je prends la pilule du lendemain, ça doit être la troisième ou quatrième fois de ma vie. Une après-midi sur le point de vomir, et des jours et des jours de nausées. En effet, comment peut-on faire autrement?

Alors j’enquête, je veux tout savoir, je me dis qu’il existe forcément des solutions auxquelles on ne pense pas. J’ai essayé tous les types de contraception couramment prescrits, les autres on me les a refusés en raison de mes règles hémorragiques, je consulte deux naturopathes, une spécialiste en contraception naturelle, je bois des tisanes en fonction des différentes phases de mon cycle, je découvre bien avant qu’elles soient en vogue la coupe menstruelle, la méthode symptothermique et l’éponge vaginale, je commande aux Etats-Unis des films contraceptifs à déposer au fond du vagin, je commande un diaphragme en Allemagne, je commande des tonnes de spiruline pour pouvoir espacer les perfusions. Je cherche les plantes qui ont une action hormonale, les postures de yoga qui régulent, je cherche comment on faisait, autrefois, pour ne pas avoir d’enfant – le jus de citron au fond du vagin, la demi-grenade vidée posée sur le col pour bloquer le sperme, la douche vaginale de Coca-Cola, sans compter les crottes de crocodile spermicides dans l’Egypte ancienne. J’enquête, je teste ce qui semble raisonnable et étayé scientifiquement, et parfois cela aide, un peu.

J’ai toujours aimé errer, quand cela a un sens positif, dans tous les domaines de ma vie: dans les voyages, déambuler plutôt que de suivre un itinéraire pressé et préétabli, pour écrire, grappiller de tout jusqu’au moment où cela semble plein et que s’amorce le mouvement de la synthèse, dans une relation ou une discussion, prendre le temps de creuser chaque détail de l’autre, d’approfondir les zones d’ombre pour mieux avancer. Ma vie utérine aussi est une longue errance, mais désespérante, inopérante, et j’en viens à souhaiter qu’elle se termine. J’en viens à me dire (avec toutes les nuances que cela implique, la conscience que d’autres enjeux y seront associés): «Vivement la ménopause!»

Je viens de fêter mes 38 ans, j’ai une fille de 4 ans, et depuis quelques années se posent de nouveaux défis. Je n’ai jamais été aussi en forme que pendant ma grossesse et l’allaitement, pas de règles, donc beaucoup de fer, de bonnes nuits. Et puis les cycles reprennent, inéluctables, de plus en plus courts et violents, les perfusions de fer rapprochées. Est-ce mon nouveau statut de mère, l’ambiance anxiogène de la pandémie, ou le vaccin qui me donne deux fois des règles hémorragiques en un mois? Grande nouveauté: chaque seconde partie de cycle est accompagnée d’un brouillard mental et d’une angoisse qui va jusqu’aux crises de larmes spontanées. Le nez congestionné avant les règles, une presque fièvre, des sueurs nocturnes. Préménopause? Dominance œstrogénique? L’enquête reprend.

A force de m’intéresser à la santé au naturel, l’algorithme d’internet me sature de publicités qui proposent des formations en naturopathie, des culottes menstruelles, des cercles de paroles de femmes pour guérir son féminin sacré – contenus bien souvent semblables et agaçants jusqu’au moment où survient la perle, la mine d’or d’informations que n’avait pu me donner aucun médecin en vingt-cinq ans de vie génitale. Le compte Instagram que je découvre m’instruit sur les divers symptômes et causes des déséquilibres hormonaux, sur le lien avec le microbiote intestinal, la glycémie, l’histamine, le foie. On qualifiera ces approches d’alternatives ou de complémentaires, alors qu’elles sont bien plus précises que le «beaucoup» des médecins. Devant eux, je continue d’évoquer le souhait d’un dosage hormonal, on continue de me dire qu’il n’y a pas d’indication dans mon cas. Quand j’interroge sur l’action possible du gattilier (une plante), de la bourse-à-pasteur (une «mauvaise herbe») ou d’un trop-plein émotionnel, la réponse demeure invariablement: «Ah bon? Peut-être que ça a une influence, oui.»

Désormais, je parle enfin de mes problèmes de règles et de contraception. On jugera peut-être que je mets l’intimité de mon corps dans l’espace public, mais je ne la mets que par les mots, nourrissant la conception collective d’un témoignage individuel, participant modestement à briser, combattre, éclairer une ignorance générale du corps féminin, comme ma mère le faisait en substituant aux magazines de mode des livres sur la sexualité. Dans la mesure du possible, je planifie mon agenda pour que les jours de règles ne comportent ni long déplacement ni gros challenge professionnel, parce que mon corps vidé de sang et d’énergie les vouerait à l’échec. Les symptômes sont de plus en plus variés et aléatoires – des ovaires qui coincent pendant l’ovulation, des palpitations avant les règles. J’en informe les gens que je côtoie lorsque j’estime que les douleurs ou la fatigue pourraient entraver mes capacités. J’organise mes règles comme j’organise mes batifolages amoureux: hors des zones de danger.

Parmi les théories plus ou moins farfelues qui essaiment désormais les nombreux livres ou podcasts consacrés au cycle menstruel, il en est une qui me séduit: il est connu que le sport comme l’alimentation devraient évoluer en fonction des différentes phases du cycle – le cardio, les légumes frais ou fermentés devraient être priorisés pendant la phase folliculaire, le gainage, le magnésium et l’équilibre glycémique pendant la phase lutéale. Mais certaines entrepreneuses adoptent aussi leur cycle comme support d’un travail intellectuel. Du point de vue des effets hormonaux, la première phase serait favorable à l’action, au visible, aux accomplissements, alors que la seconde permettrait un retrait, un retour à soi, une prise de distance sur ce qui a été fait en vue d’observer, de rectifier et d’établir de nouvelles lignes d’action pour le prochain cycle. J’aime cette idée, qui n’est rien d’autre que celle de la vie. Alternance d’action et de réflexion, pulsion d’ego puis de ressassement, individualité et lien. C’est ainsi que la notion de cycle est valorisée sans signifier enfermement, sans signifier «tourner en rond». Car chaque nouveau cycle bénéficie du précédent et, en se décalant un peu, est un peu meilleur.

J’aime aussi l’idée d’acceptation que cela introduit. Je n’ai pas trouvé de solution satisfaisante pour bien vivre ma vie utérine, mais on dit que l’acceptation est toujours un début. Accepter que cette énergie de repli, d’attente, d’analyse, voire de méfiance, qui s’éloigne du productivisme acharné, puisse être positive. Accepter que l’on évolue par vague et ressac. On appelle parfois la ménopause «la seconde puberté». Pour moi elle sera surtout une seconde liberté.


Aude Seigne écrit. Seule ou en équipe. Des récits, des nouvelles, des romans, des articles, et même des séries littéraires. Son premier recueil de textes, «Chroniques de l’Occident nomade» (Ed. Paulette/Zoé, 2011), a reçu le Prix Nicolas Bouvier au festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo. «L’Amérique entre nous» (Ed. Zoé, 2022) est son dernier livre en solo. En mai paraîtra «Le Jour des silures» (Ed. Zoé, 2023), coécrit avec Anne-Sophie Subilia, Matthieu Ruf et Daniel Vuataz.