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«Aujourd’hui, on envisage seulement l’avenir comme vecteur de catastrophe»

Le survivalisme est dans l’air du temps: une partie de l’imaginaire collectif est obnubilée par la catastrophe à venir. L’analyse du sociologue Bertrand Vidal, pour qui «nous sommes dans l’idéalisation d’un «c’était mieux avant»

Le survivalisme est aussi raconté à travers les séries. Dans «The Walking Dead», la population a été ravagée par une épidémie post-apocalyptique qui transforme les êtres humains en morts-vivants.
Le survivalisme est aussi raconté à travers les séries. Dans «The Walking Dead», la population a été ravagée par une épidémie post-apocalyptique qui transforme les êtres humains en morts-vivants.

Le survivalisme ne concerne plus seulement une communauté d’allumés se préparant à l’apocalypse, mais touche tout notre imaginaire collectif. Alors que même les milliardaires de la Silicon Valley s’offrent des bunkers sécurisés et qu’une frange de scientifiques prêche le désastre, nous attendons avec résignation la fin du monde, dans une dystopie généralisée. Bertrand Vidal, sociologue de l’imaginaire et spécialiste des catastrophes, décortique ce nihilisme moderne dans un essai passionnant paru aux Editions Arkhê.

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Le Temps: Votre livre démarre sur une anecdote: en 1974, à la suite du choc pétrolier, les politiques américains s’alarment tant d’un risque de pénurie de papier toilette que les gens se ruent dans les supermarchés et que la pénurie se produit. Est-ce l’avènement de notre société de la catastrophe?

Bertrand Vidal: Ce qui a été relayé, c’était la peur, c’est-à-dire quelque chose d’irrationnel et que l’on a au plus profond de soi. Et quand cette peur en vient à être relayée par des hommes politiques et des chaînes d’info, elle devient vraie. J’appartiens à une école philosophique qui pense que l’imaginaire a un poids sur le réel et gouverne nos actions quotidiennes. Et, depuis quelque temps, nous avons changé de mythe et sommes passés de l’utopie à une période de dystopie: la projection de nos peurs sur le futur. Nous sommes dans l’idéalisation d’un «c’était mieux avant». Ce culte du regret nous plonge dans une modernité régressive.

Quel mythe nous anime, désormais?

Je me suis intéressé aux survivalistes car ils sont un symptôme du changement. Chacun a l’impression que, quoi qu’il fasse, la fin est proche. Cet imaginaire touche même les scientifiques et politiques. «L’horloge de l’apocalypse», par exemple, a été créée par un groupe de chercheurs, dont plusieurs Prix Nobel. Elle est censée indiquer l’imminence de la fin: holocauste nucléaire, troisième guerre mondiale… Tandis que les politiques se réunissent pour sauver la planète, comme lors de l'Accord de Paris sur le climat. Auparavant, ils se réunissaient pour rendre le monde meilleur. Affirmer que l’humanité est promise à sa destruction avec tant de certitude est inédit pour nous, mais aussi de l’ordre du fantasme puisque nous n’avons jamais fait l’expérience réelle de la destruction planétaire. Et j’espère que nous ne la ferons jamais. Mais ce mythe gouverne toutes nos actions quotidiennes. On fait des stocks, on éteint les lumières, etc. Au cas où…

Vous dites que nous ne croyons même plus au progrès pour nous sauver…

Il y a cinquante ans encore, lorsqu’on envisageait l’an 2000, on imaginait des voitures volantes, des hommes immortels, la paix universelle… Du positivisme scientifique d’Auguste Comte jusqu’à la fin du XXe siècle, le progrès était synonyme d’avenir meilleur. Hannah Arendt fait remonter le désamour aux camps de la mort et à l’industrialisation mise au service de la destruction, et non plus de la création. D’autres événements tels que Tchernobyl nous ont montré l’ambivalence de la science. Aujourd’hui, on envisage seulement l’avenir comme vecteur de catastrophe.

Même l’écologie vire à l'idéologie survivaliste?

Le survivalisme a deux versants: né dans les années 60, aux Etats-Unis, il fut d’abord animé par la peur de la guerre froide et d’une apocalypse nucléaire, avec une idéologie xénophobe. Après la chute du mur de Berlin, le sentiment de menace a évolué et les catastrophes environnementales hantent aujourd’hui les survivalistes. Ils veulent sortir du système et privilégier des alternatives écoresponsables pour survivre quand il n’y aura plus rien. De la même manière, la société reporte l’imaginaire des catastrophes sur les individus, ce qui est là aussi inédit. On nous dit que nous sommes individuellement responsables du déclin imminent de la planète, mais que l’on peut changer ce destin en fermant le robinet en se brossant les dents.

Cette anxiété serait due à une «démagification» du monde. C’est-à-dire?

La démagification, c’est ne plus se soumettre aux lois naturelles ou divines. Descartes affirmait que l’homme deviendrait maître de son destin grâce aux maîtrises techniques. Mais aujourd’hui, nous ne croyons plus aux forces divines, ni aux scientifiques qui les ont fait chuter. Cette démagification est devenue double scepticisme. Nous sommes dans un vide existentiel où plus rien n’est vrai, favorisant le règne des fake news et du doute.

Est-ce pour cela que nous aimons tant les séries télé dystopiques, qui dépeignent un avenir cauchemardesque?

Que ce soit en allumant les chaînes d’info, ou en voulant se divertir, tout n’est plus que catastrophe. Ces histoires ont toujours été un moteur du cinéma pour des raisons dramaturgiques: raconter des péripéties permet de mettre en valeur des héros particuliers. Ce qui est intéressant, c’est qu’aujourd’hui les héros ne sont plus là pour nous sauver de la catastrophe. Dans les fictions actuelles, les personnages endurent la catastrophe, car notre avenir semble inéluctablement promis au déclin. Ils sont la cristallisation de notre peur de l’avenir.

Ce fantasme de fin du monde serait-il surtout celui des gens bien nourris?

On trouve effectivement des survivalistes dans les pays occidentaux bénéficiant d’une situation confortable. C’est un fantasme de l’ordre de l’«enromancement»: on se raconte des histoires pour se sentir plus vivant. «Enromancement» est un terme issu de la fin du Moyen Age. A cette époque, la situation politique était pacifiée, et les chevaliers n’ayant plus de raison d’être ont romancé leur vie au travers de tournois où ils jouaient des rôles. C’est ce que nous faisons aussi en regardant sur nos écrans des histoires de malheur.

Avons-nous raison d’avoir si peur?

Nous avons raison de projeter nos peurs. Se les représenter notamment au travers de séries dystopiques ou de jeux vidéo permettant de jouer au survivant nous aide à mieux les comprendre et les dominer. Avoir peur permet paradoxalement de surpasser ses peurs. On le fait tous, par exemple quand les angoisses surgissent au moment de s’endormir. On se demande comment on ferait si on perdait son emploi, si on tombait malade, et on élabore des stratégies qui aident à se sentir mieux.

Et vous, êtes-vous optimiste ou pessimiste sur l’avenir?

Ni l’un ni l’autre. L’avenir se fera tel qu’il doit se faire.

Bertrand Vidal, Survivalisme, êtes-vous prêt pour la fin du monde?, Editions Arkhê, 260 p.