Toute cette semaine, notre collaborateur Christian Lecomte et le photographe du «Temps», Eddy Mottaz, parcourent la frontière romande pour évaluer comment le Covid-19 transforme les relations entre la Suisse francophone et ses voisins.

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Hermance est un joli village, au cachet médiéval. Rues étroites, jardinets proprets, murets en vieilles pierres un peu brinquebalants. Il y a aussi un ancien château dont il ne reste que le donjon et une rivière qui prend sa source en Haute-Savoie, bruit le long de la frontière et se répand dans le Léman. En temps normal, la quiétude du bourg est rompue matin et soir par un flot de véhicules frontaliers. Ils sont 86 000 pendulaires à venir travailler tous les jours dans le canton de Genève, 92% sont motorisés. Il fallait bien que quelques-uns transitent par Hermance.

Mais depuis la mi-mars, des gosses jouent à la marelle sur la chaussée, les anciens posent de nouveau leur chaise sur le pas-de-porte et les chats roupillent dans des bacs à fleurs. La frontière a été fermée, comme tant d’autres, pandémie oblige. Sur le petit pont qui fait figure de borne entre Suisse et France, deux blocs de béton barrent (partiellement) la route qui mène à Chens-sur-Léman et à Douvaine. Une jeune femme enceinte qui rentre du travail passe outre l’interdiction et se faufile. Elle sait qu’elle encourt une amende de 135 euros. «J’en suis à mon 6e mois et j’habite à cinq minutes. Je ne vais tout de même pas passer par la douane de Corsier, il me faudrait deux heures.»

Jasmine (ci-dessus), étudiante confinée, loue l’étage de la bâtisse mitoyenne de la douane. Depuis sa fenêtre, elle raconte: «Ça n’arrête pas de passer de part et d’autre, à pied, à vélo, en poussette. Il y a même eu un échange humanitaire, les Suisses ont fait passer des paquets destinés aux vieux de l’autre côté.» Jasmine est aux anges: «Le matin les oiseaux me réveillent, pas les voitures.» Sa voisine, une octogénaire qui a planté un drapeau franco-suisse dans un pot de terre et s’est entourée de nains de jardin, grogne: «C’est trop calme. La police ne vient plus. J’ai été cambriolée deux fois, ils sont passés par la rivière, derrière chez moi.»

Frontière à Anières: il est écrit sur les blocs de béton: «Restez chez vous.» Sommation sans effet: des vélos sont parqués d’un côté comme de l’autre, et les cyclistes, invisibles, vadrouillent dans la campagne alentour. Douane de Ville-la-Grand (ci-dessus et ci-dessous): petit air de 1er Août avec ces fanions suisses qui flottent sur la frontière et égaient l’austère bureau fiscal. Martine et Evelyne, des voisines, vingt-cinq années de vie ici, disent qu’elles revivent: «Plus de voitures mais des fêtes. On a célébré un anniversaire et à Pâques, une grand-maman française a échangé des œufs avec ses petits-enfants suisses par-dessus les barrières mobiles.»

Le coronavirus renvoie à une époque qu’on pensait révolue. Celle d’une frontière réelle, palpable, matérialisée avec barrières, guérites, douaniers ombrageux et crainte, sinon d’être refoulé, au moins de se voir taxés les 100 g de trop de viande de bœuf.

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Puis il y a eu Schengen, la libre circulation, le trafic transfrontalier pour aller travailler en Suisse et faire les courses en France, voire y résider, légalement ou non.

Il y a aujourd’hui le Léman Express qui roule entre les deux pays et cette voie verte des Eaux-Vives à Ambilly, espèce de tapis roulant qui vous emmène, les yeux fermés, en France ou en Suisse, selon votre volonté et votre équipement, vélo, trottinette, baskets, poussette ou déambulateur. La frontière a été effacée. A coups de gomme et d’oubli. A coups de pelles de démolition aussi, pour raser, côté français surtout, les maisons douanières et y ouvrir des commerces (e-cigarettes, optique, toilettage animal) à la place, qui aguichent le chaland genevois. Et quand les postes ne sont pas détruits, il leur arrive de changer de raison sociale comme celui de Pierre-Grand, à Troinex (ci-dessus), qui abrite désormais une cartomancienne savoyarde.

Avec ses routes coupées, le Genevois a pris ces dernières semaines de faux airs de territoire divisé. Berlin au temps du mur, Sarajevo juste après guerre lorsque Serbes et Bosniaques s’avançaient sur l’ancienne ligne de front de Grbavica pour se parler à nouveau. Illustration à Croix-de-Rozon (commune de Bardonnex), une fin d’après-midi. A grosse douane, gros moyens. Une alignée dissuasive de béton et de barrières métalliques:

Rendez-vous de ceux que la pandémie a séparés. Un garçon en France fait les yeux doux à une demoiselle en Suisse. Un couple en France tend un gros sac à un jeune homme en Suisse. Les premiers sont les parents du second. La maman: «Notre fils étudie à l’EPFL. On lui passe du courrier, du linge et un ordinateur.»

Scène identique à Collex-Bossy, mais le décor est champêtre. Longue ligne droite en pleine nature et, soudain, ce mur de béton. On peut y lire un tag: «Notre destin dépend de ton choix.» Deux femmes s’avancent de part et d’autre du barrage. La première, qui est Suisse, est venue avec des œufs et du persil pour la seconde, qui est sa belle-sœur française. Le temps de bavarder un peu et la police municipale suivie des gardes-frontières surgit. Contrôle rapide des papiers et du cornet. Un policier: «On regarde si elles ne passent pas des masques ou du désinfectant, il y a du trafic.»

C’est nettement moins bon enfant et plus belliciste à la douane de Thônex-Fossard. Gilet pare-balles, fusil d’assaut, deux militaires alémaniques préservent la frontière. Ils ne parlent pas français et l’on imagine mal comment un Haut-Savoyard pourrait se faire comprendre de ces deux-là. Ils ne répondent pas aux quelques questions posées. «Top secret», élude l’un.

Le regard sur les frontaliers

Avec la réouverture de cinq ou six petites douanes il y a trois semaines de cela, le verrou a commencé à sauter. Ce lundi 11 mai, lors de la nouvelle phase de déconfinement, d’autres devraient évacuer leur mur de béton et lever leurs barrières. Avant tout pour ouvrir la route à des milliers de frontaliers, dont beaucoup ont continué à penduler durant la crise sanitaire, en majorité les soignants des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), qui sont Français à plus de 40%. Leur dévouement a été applaudi chaque soir. En cela, la pandémie a sans doute changé le regard pas toujours tendre posé par le Genevois sur le frontalier. Antonio Hodgers, le président du Conseil d’Etat genevois, rappelle:

Nous avons craint au pire moment de la crise que la France ne réquisitionne certaines infirmières des HUG pour ses propres hôpitaux, il n’en a rien été, heureusement

De leur côté, ces mêmes HUG ont soulagé les services des soins intensifs français en accueillant 18 malades du Covid-19, dont deux ont été héliportés depuis Mulhouse. De là à dire que les retrouvailles seront chaleureuses dès le déconfinement, tant en France qu’en Suisse, serait s’avancer un peu trop. Mais le sentiment d’avoir vécu et partagé la même histoire pourrait être le prétexte à un sourire au passage de frontière.


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