L’esthète
Le nouveau directeur du Grand Théâtre de Genève a trouvé son lieu de vie idéal: vivant, lumineux et proche de tout

L’intimité n’est a priori pas la qualité qui caractérise Aviel Cahn. Le professionnel lyrique ne donne pas dans la sympathie bon enfant. Une réputation de fermeté distante le précède. Mais aussi de réussite. En élevant la «modeste» scène anversoise de l’Opera Vlaanderen au rang de celles qui comptent en Europe, avec de nombreux prix à son actif pour son audace et sa qualité, Aviel Cahn inspire le respect.
Dépoussiérer, décloisonner…
D’autant que son succès n’a pas attendu le nombre des années. Nommé plus jeune directeur d’opéra à l’âge de 30 ans au Stadttheater Bern, après un passage en Chine et à Helsinki, le Zurichois a investi la maison lyrique des Flandres quatre ans plus tard. En succédant à Tobias Richter au Grand Théâtre cet automne, le quadragénaire s’est rapidement imposé à sa manière directe d’aborder les sujets et les personnes. Son franc-parler bouscule. Tempérament entier, il dirige avec autorité et avance sans traîner sur des projets clairement définis. Son mot d’ordre: rénover, surprendre, ouvrir et confronter tous les univers entre eux pour lancer des mouvements créatifs. Avec comme bases de réflexion la modernité, la contemporanéité et le questionnement artistique sur l’actualité. Que ceux qui ne suivent pas son credo y réfléchissent.
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Entrer dans son antre pouvait sembler compliqué. Il n’en est rien. Avec quelques consignes claires, Aviel Cahn place simplement d’emblée les limites à ne pas dépasser. «Je ne tiens pas à montrer mon lit, la vue extérieure ou le numéro de mon adresse.» Question de discrétion et de pudeur, sans doute. Mais aussi de tranquillité à respecter, même si l’exposition médiatique ne l’intimide pas. Car tout ce qui peut faire parler de l’institution qu’il dirige est bon. Surtout si c’est pour en secouer la poussière, décloisonner les genres et donner envie d’y venir.
Volontaire et anticonformiste
On ne s’étonne pas, en pénétrant dans son immeuble à l’escalier très sixties, de découvrir un lieu aéré, contemporain, clair et peu chargé. Dans le séjour, seul un vieux Bechstein de 1896, reçu en héritage, signale la tradition musicale. «Il faudrait que je me remette à en jouer, mais j’ai trop peu de temps… Les amis et artistes qui passent à la maison l’adorent. Il faut dire que c’est un piano historique, au toucher très léger et fluide particulièrement agréable.» Tout autour, le mobilier aux lignes épurées et les tableaux actuels confirment le goût de l’esthète pour le modernisme. «La chaise sur laquelle je suis assis est une Barcelona de l’architecte Mies van der Rohe. Je l’ai achetée dans une vente aux enchères à un prix très avantageux, juste avant de quitter Anvers. Je suis fasciné par ce modèle, au très beau matériau, à la fois solide et doux.»
L’aspect rectiligne du fauteuil répond aux courbes arrondies des boudins d’une autre pièce en cuir noir d’Eileen Gray, figure féminine de la même époque. «Ce siège et sa table d’appoint circulaire en verre et métal viennent d’une brocante et m’accompagnent depuis longtemps.» L’homme chine et aime chercher des pièces originales. «Contrairement à ce qu’on peut penser, la production de masse n’est pas si bon marché, avec en plus une mauvaise qualité et un style standardisé qui date très rapidement.» On l’aura compris, Aviel Cahn ne se fournit pas dans les grandes surfaces sans âme. Son goût pour la beauté est trop fort. Une sensibilité esthétique héritée de ses parents, qui a marqué son enfance. «Nombre d’artistes et de créateurs venaient manger à la maison. La littérature, le théâtre et la musique ont bercé mes jeunes années. J’ai probablement été influencé par cet univers culturel. Mais tout petit déjà, j’avais besoin de mondes où l’imaginaire et la liberté menaient la danse, plutôt que les règlements scolaires.»
La carrière menée tambour battant d’Aviel Cahn n’est en fait que le prolongement de son caractère volontaire, fantasque et anticonformiste. «Au fond, je réalise au Grand Théâtre ce que j’ai toujours fait dans ma vie: choisir des propositions qui surprennent. Je déteste la routine et l’ennui.» Un exemple? L’étude à l’école de la terrible campagne des Alpes du général Alexandre Souvorov qui a dû franchir sept cols enneigés pour atteindre la Suisse depuis l’Italie en 1799, ennuie l’adolescent. Il propose à sa professeure d’histoire de faire à pied une partie du trajet en voyage de classe pour mieux comprendre et ressentir l’exploit. Le projet est accepté. Désir d’innover et talent de persuasion, déjà… Cet esprit frondeur ne répond pas qu’à la nécessité de sortir des sentiers battus. Mais aussi à celle de résister à une éducation religieuse plutôt stricte. «Mes parents étaient des juifs pratiquants assez rigoureux. C’était aussi pour moi une façon de ruer dans les brancards.»
Au pas de charge
Aux murs, pourtant, une pointe de tendresse. Parmi les toiles d’artistes pratiquement tous vivants, avec lesquels l’amoureux des arts a notamment travaillé à Anvers pour créer des décors et des affiches, ou qu’il a exposés à l’opéra, un grand tableau de Koen van der Broek trône dans la salle à manger dénudée. Très graphique, l’œuvre est conçue sur le fragment d’une photographie du Salk Institute, célèbre bâtiment de l’architecte Louis Kahn: «Mon grand-père, qui a été déporté en France puis s’est réfugié en Suisse pour échapper aux camps, s’appelait Louis Cahn. Je n’ai pas pu résister à ce signe du destin…» Le rythme de la vie professionnelle d’un directeur d’opéra est trépidant. «Pour moi, c’est comme ça depuis toujours. Ça ne me pose pas vraiment de problème. J’aime que l’existence bouge.» Cette réalité ne semble pas non plus affecter sa vie privée. «Dans ce métier, la vie sociale est très intense et tient souvent un peu lieu de vie privée. On rencontre beaucoup de gens, on se fait beaucoup d’amis, la famille vient. L’amitié, l’affection et les énergies circulent.»
Commencée à 7 heures du matin, jusqu’à plus de 11 heures du soir selon les productions à l’affiche, avec des voyages incessants en Europe ou ailleurs pour aller découvrir des spectacles intéressants, des artistes inspirants ou des chanteurs de talent, chaque journée se distingue de la suivante. L’homme pressé a pourtant pris son temps pour trouver son lieu idéal d’habitation, «urbain, clair et assez grand pour accueillir un piano». Se trouver dans le quartier des Pâquis est pour lui un privilège. «Je ne voyais que deux endroits correspondant à mon envie: les Eaux-Vives et ici. Plainpalais est trop proche du travail et j’ai besoin de couper un peu. Musicalement aussi d’ailleurs. Jeune, je collectionnais les disques d’opéra comme un fou. Aujourd’hui, je n’en ai plus. J’ai davantage besoin de calme, et de changer d’univers. Quand je rentre, pour retrouver un peu de tranquillité, j’écoute plutôt du jazz, de la chanson ou de la pop. Ça me repose.»
Plus ville que campagne, Aviel Cahn se ressource rapidement et apprécie la vie citadine où trouver facilement des propositions culturelles. Il a aussi besoin d’un fonctionnement pratique. «Je voulais vivre dans un lieu vivant, lumineux et proche de tout. La possibilité d’aller à pied à l’Opéra, d’être à deux pas de la gare et de rejoindre très rapidement l’aéroport est un grand luxe. Je suis très heureux d’être ici, à la fois près du lac et en plein centre.»
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