Elle a fait hypokhâgne, possède une licence en lettres modernes, est diplômée de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Versailles et possède un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) en ébénisterie. Elle a fait les cours du soir pour acquérir cette dernière qualification «parce que le savoir ancien m’intéresse aussi». Tout autant d’ailleurs que les outils numériques. Axelle Grégoire est depuis un an doctorante à l’Institut de géographie et durabilité à l’Université de Lausanne, après avoir occupé pendant cinq ans un poste de cheffe de projet au pôle urbanisme et grands territoires de l’agence paysagère et urbanistique BASE.

Passionnée par la représentation des territoires et leur réécriture, elle vient de publier un livre à six mains avec Alexandra Arènes (architecte) et Frédérique Aït-Touati (historienne des sciences) titré Terra Forma, manuel de cartographies potentielles, aux Editions B42. La crise environnementale est aussi celle des représentations. Partant de cette idée, elles renouvellent l’art et l’imaginaire de la cartographie.

Au centre de la Terre

Magnifique livre qui rappelle les ouvrages d’exploration de jadis avec ses récits détaillés, ses cartes, ses dessins, ses figures géométriques, ses flèches qui indiquent une direction. Voyage en quelque sorte dans le centre de la Terre, voir sous terre, sous sa peau. Une exploration d’un monde au fond inconnu, le nôtre. Cinq siècles après les voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terras incognitas du Nouveau Monde, les auteures proposent de redécouvrir notre Terre, non pas vers les lointains mais vers l’intérieur, en épaisseur plus qu’en étendue.

Les vivants manipulent l’air et la matière pour créer les conditions de leur survie avec d’autres vivants qui ont besoin de conditions similaires, parfois en désaccord avec d’autres collectifs, voire de façon autodestructive

Axelle Grégoire

Les auteures sont parties du postulat suivant: les cartes telles que nous les connaissons disent un rapport à l’espace vidé de ses vivants, que l’on peut conquérir et coloniser. «Il nous fallait pour commencer tenter de repeupler les cartes. Nous avons tenté de dessiner non plus les sols sans les vivants, mais les vivants dans les sols, les vivants du sol en tant qu’ils le constituent», résume Axelle Grégoire. En redéfinissant et en étendant le vocabulaire cartographique traditionnel, cet ouvrage offre un manifeste pour la fondation d’un nouvel imaginaire géographique et politique.

Et puis, il y a cette réalité: depuis quelques années, un nouvel outil appelé GPS est apparu qui localise les positions d’un point sur un fond de carte fixe grâce à plusieurs satellites en orbite. Chacun peut aller chercher son propre tracé, son propre chemin, naviguer donc. Ces cartes n’ont plus grand-chose à voir avec les anciennes, qui se dessinaient surtout en parcourant soi-même le terrain ou en écoutant le récit des autres revenant de voyage.

Axelle Grégoire: «Pouvons-nous inventer un atlas d’un nouveau genre qui nous permettrait de suivre les trajectoires des vivants mais comprendre aussi comment ils façonnent les espaces? Car les vivants font bien plus que se déplacer, ils manipulent l’air et la matière pour créer les conditions de leur survie avec d’autres vivants qui ont besoin de conditions similaires, parfois en désaccord avec d’autres collectifs, voire de façon autodestructrice dans le cas de l’homme et de la pollution qu’il génère.» GPS d’un nouveau genre qui cartographierait un état provisoire du monde. L’espace ne serait alors plus un simple contenant «mais un milieu vivant et vibratile».

Originaire de Brie-Comte-Robert, commune francilienne située en Seine-et-Marne, Axelle Grégoire a grandi dans une banlieue pavillonnaire «qui n’était pas mon territoire et dont je me suis vite échappée». Son rêve: construire des décors – en 2012, elle a travaillé deux semaines à la BBC – mais plus que l’art et la plastique c’est l’architecture qui a été l’accès idéal. «Transfuge, je suis entrée en urbanisme par le paysage, de la surface, du foncier vers le sol», dit-elle.

Inspirée par les travaux du philosophe et sociologue Bruno Latour avec qui elle collabore depuis sa conférence-performance Inside en 2016, elle souhaite dessiner des terrains de vie, voir en profondeur l’histoire de la terre. Axelle Grégoire développe en ce moment la notion de ville-forêt, quête d’un idéal de cohabitation harmonieuse avec le vivant végétal. Forêt machine, forêt refuge ou encore forêt en lutte pour introduire la dimension éco-systémique dans les projets urbains.

La vie en ville…

Quand certains songent à partir se réfugier dans l’espace, Axelle Grégoire réfléchit à la manière de rester parmi les terriens. «Comment passe-t-on de l’aménagement du vivant au vivant dans l’aménagement? Que faire des territoires en ruines?» demande-t-elle. Son objectif n’est pas de définir des projets d’aménagement comme les quartiers boisés mais plutôt de voir comment, en observant les usages et savoir-faire en milieu forestier, on peut imaginer des pratiques nouvelles, qui seraient pertinentes pour la vie en ville.

«La forêt est un artefact naturel, réceptacle de projections d’imaginaires hypernaturalistes pour des urbains souvent déconnectés de leur environnement naturel. En miroir, l’arbre en ville est déconnecté de ses dimensions créatrices. On se borne le plus souvent à planter des arbres supplémentaires, sans réflexion sur le territoire qu’ils ouvrent, sur les nouvelles alliances qu’ils dessinent ou sur les usages qui pourraient être associés à leur présence.»


Profil

1986 Naissance à Paris.

2013 Diplôme d’Etat d’architecture.

2016 Création de la Société d’outils cartographiques.

2017 CAP d’ébénisterie.

2019 Publication de «Terra Forma, manuel de cartographies potentielles».


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