DAT, «Division anti-terrorisme»: en 2012, après une conférence donnée à Liège sur «Les peuples indigènes d’Amazonie et les plantes médicinales», l’anthropologue romand Jeremy Narby reçoit un courrier de la Police judiciaire fédérale belge, frappé de ces initiales inattendues. Il y découvre qu’une information est ouverte contre lui pour incitation à l’usage de drogues, en raison de ses propos sur les applications médicales d’un breuvage psychotrope appelé «ayahuasca».

Pendant que les inspecteurs montent leur dossier, le chercheur mène sa propre enquête. En quoi son travail sur les rituels chamaniques et sur les usages occidentaux de cet hallucinogène peut-il bien avoir des implications terroristes? Et d’où viennent les craintes policières? Des faits divers récents, où un usage malencontreux a conduit au décès de quelques touristes psychédéliques? Des propriétés de ce cocktail végétal, dont la popularité monte irrésistiblement dans la jungle péruvienne, dans les chalets helvétiques et dans les cabinets de psychothérapie? On rend visite à Jeremy Narby pour en savoir plus. Après un parcours passant par Montréal, Fribourg, l’Université du Kent à Canterbury et l’Université Stanford à Palo Alto, Californie, le chercheur est installé depuis quinze ans à Porrentruy.

«Touristes chamaniques»

«Il y a vingt ans, l’ayahuasca était inconnu du grand public», relève-t-il. Et ensuite? «Quelque chose s’est passé au milieu des années 90, au confluent de plusieurs phénomènes. C’est à ce moment-là que la fréquentation du chemin de Compostelle a explosé. Les anthropologues qui interrogent les «touristes chamaniques» en Amazonie emploient le même mot pour parler de cette démarche: c’est un pèlerinage. Il n’y a jamais eu autant de gens prêts à quitter leur confort et leur culture pour aller faire un long périple afin d’obtenir une connaissance de soi, voire une forme de guérison.»

Ça fait vomir, ça donne la diarrhée, ça suscite des visions effrayantes.

Cap sur Iquitos, port fluvial sur l’Amazone, ville péruvienne qui aimante les pèlerins psychédéliques. «A partir des années 90, des dizaines de milliers d’Occidentaux ont fait le voyage pour prendre ce thé végétal qui représente, ma foi, une véritable épreuve. Ça fait vomir, ça donne la diarrhée, ça suscite des visions effrayantes.» Etonnant. Car «jusque-là, les Occidentaux avaient la réputation d’aimer les drogues faciles à avaler, comme le LSD: je n’aurais pas parié sur la soudaine popularité d’une chose aussi difficile à boire que l’ayahuasca».

Expérience visuelle totale

Qu’éprouve-t-on, une fois avalé le brouet? Si les récits convergent sur les effets vomitifs, ils présentent une variété déconcertante quant aux expériences mentales: les témoignages évoquent des visions cosmiques, des dialogues avec des plantes et des animaux, des plongées dans la réalité moléculaire du vivant, des diaporamas autobiographiques, des expériences traumatiques de l’enfance montées comme des séquences de cinéma. «C’est un hallucinogène beaucoup plus visuel que d’autres. Le champignon psilocybe, par exemple, s’associe plutôt à des voix, des sons, des idées. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’Occidental postmoderne, bombardé d’images, est attiré par l’ayahuasca.» Plus fondamentalement, la préparation est utilisée comme un «catalyseur de transformation» par les chamans, mais aussi par la psychothérapie contemporaine. «Si vous voulez de l’expérience intérieure, de la recherche sur soi, c’est un outil puissant. C’est d’ailleurs ce qu’affirme la communauté scientifique, qui s’y penche de plus en plus.»

La science et les hallucinogènes: une idylle contrariée. Elles passeraient leur temps l’une dans les bras de l’autre si la loi et la politique ne venaient les en arracher. «On compte plus de mille études scientifiques sur les hallucinogènes entre la fin des années 40 et le milieu des années 60, portant notamment sur le potentiel thérapeutique de ces substances. Ensuite, la recherche est stoppée net presque partout.» La figure emblématique de cet âge pionnier est le psychiatre tchèque Stanislav Grof qui, à Prague puis à Baltimore, expérimente avec le LSD pour mettre sur pied la «psychothérapie psychédélique»: un alliage qui relève de l’évidence étymologique, «psychédélique» signifiant littéralement «révélateur de psyché». Son confrère anglais Humphry Osmond utilise la même substance pour désintoxiquer des alcooliques dans les années 50. Les addictions, la dépression et les stress post-traumatiques forment aujourd’hui les principaux champs d’application expérimentale de l’ayahuasca dans les cabinets occidentaux.

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«Bien sûr, il y a eu des erreurs.» Comme celles de Timothy Leary, chercheur en psychologie aux Universités Harvard et de Berkeley: «Son idée, c’était qu’il fallait du LSD dans l’eau potable de Washington et de New York – et que c’est ainsi que le monde allait changer. Face à des propositions aussi dangereuses, une réaction était à attendre.» A la fin des années 60, alors que le LSD sort des laboratoires pour se mettre à courir les rues et les rassemblements hippies, s’ouvre, en effet, l’ère de l’illégalité. Mais la répression est une mauvaise réponse à une bonne question: «Ces substances ont à la fois un aspect thérapeutique et un aspect problématique.» Voyons un peu.

«Lorsque tout à coup on voit débarquer en Amazonie péruvienne ces Occidentaux, souvent naïfs, animés par des présupposés romantiques, à la recherche d’un gourou, eh bien, beaucoup de charlatans et de petits criminels flairent le bon coup.» Problème de savoir-faire: «Administrer l’ayahuasca, être un bon ayahuasquero, ça s’apprend au cours de longues années, c’est comme devenir psychanalyste. Au­jourd’hui, à Iquitos, même les chauffeurs de taxi s’improvisent ayahuasquero

Mixture

Problème de substance, aussi. L’ayahuasca, le vrai, également connu sous le nom de «yagé», mêle deux plantes. L’arbuste Psychotria viridis (ou chacruna ) fournit le principe actif, la diméthyltryptamine (DMT). L’écorce de la liane Banisteriopsis caapi sert, elle, à inhiber le rejet du DMT par le système digestif, permettant à la substance d’arriver au cerveau, malgré l’avis contraire de vos boyaux. Mais à Iquitos, on finit souvent par boire autre chose. «N’importe qui peut mettre des plantes dans un pot, les cuire ensemble et vous les administrer. Et puisque les gringos veulent des visions, on met par exemple du datura dans la mixture.» Connu localement sous le nom de «toé», ce dernier fait l’unanimité contre lui. «C’est une plante dangereuse, utilisée habituellement en sorcellerie. Si vous buvez une ayahuasca chargée de datura, vous prenez des risques pour votre santé mentale.»

Les hallucinogènes créent un état d’hypersuggestion et vous devenez beaucoup moins critique face à ce qu’on vous dit.

Phénomène classique: «L’inégalité économique entre les clients occidentaux et la population locale attire les criminels. Même les ayahuasqueros authentiques et compétents sont déstabilisés par l’afflux d’argent. La demande augmente, les prix montent, un ayahuasquero peut atteindre un chiffre d’affaires de 10 000 dollars par mois et devenir une sorte de rock star. Tout le monde ne sait pas gérer cet aspect-là.» Aux risques de mauvais trip s’ajoute, pour les femmes, celui des abus sexuels commis parfois par un ayahuasquero alors qu’une voyageuse est sous l’effet du produit.

Porosité de l'esprit 

Ce dernier aspect met en lumière un trait méconnu de ces substances. «Les hallucinogènes créent un état d’«hypersuggestion»: vous devenez beaucoup moins critique face à ce qu’on vous dit. Lorsque vous prenez de l’ayahuasca, vous confiez votre psyché à quelqu’un. Si cette personne n’est pas scrupuleuse, elle peut facilement abuser de vous.» Ce danger d’emprise est le revers d’une médaille: l’ayahuasca suscite la perception d’un lien entre soi et l’autre, ainsi qu’une «porosité de l’esprit». Chez les chamans, on utilise cette propriété pour s’identifier à des plantes ou à des animaux et «négocier avec eux au nom de la communauté humaine». Si des tribus se font la guerre dans la forêt, la drogue est utilisée pour tenter de percevoir les intentions de l’ennemi. «Chez les Ashaninka de la vallée de l’Ene, au Pérou, toute la communauté boit l’ayahuasca, y compris les nouveau-nés, dans un rituel qui sert à créer un esprit de groupe. Ailleurs, les hallucinogènes sont administrés aux adolescents lors des rites de passage. On utilise l’état d’«hypersuggestibilité» pour inculquer aux jeunes les valeurs de la tribu et pour les aider à se construire à travers une vision de leur chemin de vie.»

L’expérience psychédélique peut avoir des implications géostratégiques, selon Jeremy Narby. «Dans les années 60, l’utilisation de ces substances s’est faite dans un contexte marqué par la guerre du Vietnam. La conclusion à laquelle on est amené en prenant des hallucinogènes, à savoir qu’il y a des liens entre nous tous, a catalysé le mouvement contestataire. Le LSD a donc été perçu par les autorités, à juste titre, comme quelque chose qui encourageait les gens à cesser d’être de bons soldats et d’aller tirer sur les Vietnamiens.»

Tour d'Europe

Aujourd’hui, la perception politique et policière du danger a chan­gé d’accent, mais pas de nature. «En France, en Belgique, en Allemagne et en Angleterre, les autorités se sont alarmées de l’enthousiasme de leurs concitoyens pour l’ayahuasca. La France a été le premier pays au monde à l’interdire, en 2005. Dans les 50 pages que lui consacre la publication de 2009 de la Miviludes – Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires –, l’obsession semble être que des mauvais gourous puissent utiliser cette substance à mauvais escient pour manipuler les consciences.» En Belgique, le même service de police s’occupe des sectes et du terrorisme, réunis sous les thèmes communs de l’endoctrinement et du lavage de cerveau. La clé du mystère belge se trouve ici. Entre la protection du citoyen et une prohibition qui barre la route aux études sur les bienfaits de la substance, la ligne est floue.

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Heureusement, il y a la Suisse: «C’est le seul pays où les recherches scientifiques sur les hallucinogènes ne se sont jamais arrêtées. Surtout du côté alémanique. Sur ce coup-là, les Romands sont plus fermés.» Parmi les praticiens en vue, on compte Franz Vollenweider, de l’Université de Zurich: «Depuis une dizaine d’années, il étudie l’usage de la psilocybine pour des personnes en fin de vie. Dans les phases terminales d’une maladie incurable, ce champignon hallucinogène facilite le travail psychologique qui permet aux patients de faire du sens avec la vie qui leur reste et de trouver un soulagement face à un diagnostic dévastateur.» Un colloque prévu les 22 et 23 novembre à Neuchâtel*, avec la participation de Jeremy Narby, fera le point sur les «médecines psychédéliques».

Si vous voulez de l’expérience intérieure, de la recherche sur soi, c’est un outil puissant

Alors, l’ayahuasca, est-ce légal ou pas? «Questionnée sur le sujet, Swissmedic – l’autorité suisse de contrôle et d’autorisation des produits thérapeutiques – a répondu par écrit qu’il n’était pas illégal en Suisse. Dans la pratique, c’est une zone grise. Les douanes ont intercepté des plantes en provenance des Pays-Bas, commandées par Internet. Je connais un cas où la police est venue avertir les destinataires que leur colis avait été saisi – et, huit mois plus tard, des agents municipaux sont venus rendre le paquet.»

Pendant ce temps, Jeremy Narby reste dans des «limbes légaux» par rapport à la justice belge. Conclusion double: «Les transes psychédéliques peuvent être intéressantes et thérapeutiques – et elles induisent un état dans lequel on se trouve fragilisé et vulnérable. Donc oui, il y a des dangers. Il ne faut pas se mettre en état de transe avec n’importe qui, comme il ne faut pas aller au lit avec n’importe qui. C’est intime, il y a des risques. Donc, si j’ose dire, vive le safe sex