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Barbara Stiegler: «La santé ne doit pas être une valeur morale suprême interdisant le débat»

Avec le texte «De la démocratie en pandémie», la philosophe Barbara Stiegler a jeté un pavé dans la mare. Maîtresse de conférences et directrice du master «Soin, éthique et santé» à l’Université Bordeaux Montaigne, elle revient pour «Le Temps» sur l'urgence de penser la crise sanitaire mais aussi sociétale que nous traversons

Un étudiant tient une pancarte contre le certificat covid à Berne, le 13 septembre 2021. — © Peter Klaunzer/Keystone
Un étudiant tient une pancarte contre le certificat covid à Berne, le 13 septembre 2021. — © Peter Klaunzer/Keystone

Distances, mesures, contrôle: nos démocraties s’enferment-elles dans des réponses totalitaires face à la crise sanitaire? C’est ce qu’explore la philosophe Barbara Stiegler avec 14 autres chercheurs, soignants et enseignants dans De la démocratie en pandémie, l’une des sorties les plus populaires de 2021 chez Gallimard, avec 80 000 exemplaires vendus. Parce que «l’urgence ne doit jamais nous dispenser de penser», ce manifeste lance un pavé dans le marasme des décisions politiques en matière de santé publique.

Fragilisation des écosystèmes et des institutions sanitaires compte tenu du manque de moyens dans les hôpitaux, destruction des espaces et du temps de la réflexion avec la fermeture des universités: la critique est aussi frontale que partagée.

Lire aussi la série: Rue des philosophes

Spécialiste de Nietzsche et responsable du master «Soin, éthique et santé» à l’Université Bordeaux Montaigne, Barbara Stiegler évoque pour Le Temps comment la gestion politique de la santé au travers de la pandémie traduit selon elle, à plus long terme, une menace pour les fondements de notre culture démocratique.

Le Temps: Au cœur d’une crise sanitaire mondiale, quel est le rôle d’une philosophe de la santé?

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Barbara Stiegler: Le premier travail du philosophe dans ce domaine est qu’on arrête de considérer la santé comme une valeur morale suprême interdisant toute forme de débat. On confond trop souvent politique publique de santé et politique favorable à la santé publique. Comme si toute politique sanitaire était bonne par définition. Or ce que j’explore depuis quinze ans, c’est que l’ensemble des conflits et des clivages politiques se retrouvent dans le champ de la santé publique.

Retrouver ici le dossier: La philosophie et la pandémie

Pourquoi vous être dirigée vers la philosophie?

Ce qui m’a finalement poussée vers cette discipline, c’est mon appétit pour la chose publique. La philosophie permet d’aborder les questions politiques sans s’enfermer dans la posture du militant, contraint de suivre la ligne d’un parti et de se soumettre à sa discipline.

La sidération créée par la peur et le confinement, puis par la fabrication de deux camps ennemis – en gros, les citoyens «responsables» et les «rassuristes complotistes» – a réduit au silence une grande partie de la communauté intellectuelle

En quoi la publication de votre dernier ouvrage, «De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation» (Gallimard, 2021), était nécessaire?

La sidération créée par la peur et le confinement, puis par la fabrication de deux camps ennemis – en gros, les citoyens «responsables» et les «rassuristes complotistes» – a réduit au silence une grande partie de la communauté intellectuelle. Pour moi, qui travaillais sur les questions de santé publique depuis de longues années, garder le silence devenait pesant et il me semblait de mon devoir de contribuer à un débat public de plus en plus menacé par l’anathème et l’autocensure.

Pour quelles raisons avez-vous choisi d’étudier la santé en particulier?

Dans un premier temps, je voulais faire de la philosophie politique et j’ai été très déçue par l’environnement intellectuel des années 1990. Il était alors surtout question d’identité culturelle, de questions abstraites autour de la justice. Je me suis rabattue sur l’histoire de la philosophie en attendant des jours meilleurs. C’est en découvrant la philosophie de Nietzsche que je me suis donnée comme champ d’étude la question du vivant et de la santé comme entrée dans les conflits politiques. Or ces sujets sont devenus les questions qui obsèdent nos contemporains depuis un an et demi. Voilà comment je me suis retrouvée malgré moi dans l’œil du cyclone, ce qui ne me réjouit pas car que je n’aime pas trop l’exposition médiatique.

Pourtant ce n’est pas la première fois que vous vous retrouvez sous le feu des projecteurs?

C’est vrai, mon livre sur le néolibéralisme [«Il faut s’adapter». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019] m’avait déjà beaucoup exposée. Si les journalistes ont largement relayé la sortie de ce livre, c’est parce qu’ils pensaient qu’il faisait écho à la crise des «gilets jaunes», même si je l’avais écrit bien avant. Etant moi-même embarquée dans ce mouvement, j’ai découvert que le livre circulait beaucoup sur les ronds-points. Cette nouvelle a été pour moi une heureuse surprise! Après un autre livre sur la mobilisation sociale [Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation, 17 novembre 2018-17 mars 2020, Verdier, 2020], je me voyais bien me retirer provisoirement pour reprendre des forces. Comme l’agriculture, le travail intellectuel implique de pratiquer la jachère et de mettre la terre au repos… Malheureusement pour moi, tout s’est accéléré à nouveau avec la crise du coronavirus!

Deux ans après ce succès sur les ronds-points hexagonaux, votre publication sur la pandémie s’est écoulée à plus de 80 000 exemplaires. Comment expliquez-vous cet intérêt?

Ce que les lecteurs me disent, c’est qu’ils ont la sensation de retrouver de l’oxygène, ce qui traduit un sentiment d’étouffement. Depuis un an et demi, une chape de plomb s’est abattue, on ne dispose plus d’aucun espace public pour penser et dialoguer sereinement. Je reçois énormément de messages de gens désespérés, qui me disent avoir retrouvé un peu de confiance et de force grâce à ce livre. Je suis ravie de son succès, mais il bénéficie à mes yeux d’une situation anormale. Dans un monde normal, il n’aurait pas eu autant de visibilité et il se serait perdu dans une pléthore d’essais du même genre.

Un monde normal, c’est-à-dire?

Depuis le début de cette crise, tous les sujets sont transformés par les gouvernements et les médias en matériaux inflammables qui produisent des déflagrations jusque dans les familles et sur les lieux de travail. Dans un monde normal, toute la communauté intellectuelle au sens large se serait mobilisée pour penser les questions sanitaires, d’égalité, de liberté, de justice et de rigueur scientifique. Ce qui n’a absolument pas été le cas, chacun préférant fuir le conflit et attendre la fin de la crise avant de se prononcer.

On oppose souvent ce temps du débat à l’urgence de la situation, qu’en pensez-vous?

Depuis le 11 septembre 2001, les pays dans lesquels nous vivons ont tous plus ou moins basculé dans un état d’urgence permanent, hystérisant les débats autour de la sécurité, de l’immigration ou de la laïcité. On s’est habitué à dénoncer l’Etat de droit et la réflexion critique comme ce qui nous faisait perdre du temps face à l’ennemi. On retrouve exactement les mêmes ressorts sécuritaires depuis le début de cette épidémie. Or, si le covid pose un énorme problème de santé publique, c’est loin d’être le seul. Il y a toutes sortes de causes graves et urgentes, comme la progression des cancers chez les jeunes ou la pollution de l’air – qui, en France, tue 70 000 personnes par an – qui saturent elles aussi le système hospitalier. Face à la multiplication de ces urgences qui s’installent dans la longue durée, rien ne serait pire que de s’empêcher de penser et de débattre. Rien ne peut légitimer le retour du despotisme et la fin de la démocratie.

Dans un monde normal, toute la communauté intellectuelle au sens large se serait mobilisée pour penser les questions sanitaires, d’égalité, de liberté, de justice et de rigueur scientifique. Ce qui n’a absolument pas été le cas

Vous êtes une fervente défenderesse des libertés académiques au sens large et vous vous êtes notamment opposée à la fermeture des universités françaises: pour quelles raisons?

Parce que l’université est ce lieu particulier où l’on produit du savoir tout en le transmettant aux plus jeunes. Ce lien organique entre l’enseignement et la recherche implique la confrontation entre générations. Cela permet un dialogue parfois tendu mais toujours précieux entre ceux qui ont capitalisé les connaissances des générations précédentes et ceux qui ont tout à apprendre. Un professeur d’université qui aime son métier a l’enseignement chevillé au corps parce qu’il sait que ce sont les questions des plus jeunes qui vont l’obliger à affiner et à transformer son propre savoir. Or, depuis le début de la crise, la plupart des étudiants n’ont eu aucun échange avec leurs enseignants sur la situation sanitaire, y compris en Faculté de médecine. La seule chose à laquelle ils ont eu droit était, la plupart du temps, un rappel à l'ordre sur les gestes barrières ou la promotion du vaccin. La situation d’isolement intellectuel imposée à nombre d’étudiants, y compris entre les périodes de confinement, a produit des effets catastrophiques, non seulement sur le plan psychologique, mais aussi sur le plan du savoir et de l’intelligence collective: toute réflexion entre collègues et avec les étudiants sur la situation a été rendue impossible, chacun restant captif de ses croyances et de ses indignations.

A la différence du passe, le vaccin a une longue histoire et c’est un objet de réflexion passionnant. Mais comme tout produit de santé, il faut l’appréhender rationnellement, ni comme un dangereux poison, ni comme la solution magique à tous nos problèmes

Il y a tout de même eu des cours en ligne…

Ce qui a surtout prévalu, c’était la relation la plus verticale qui soit, avec des enseignants condamnés à monologuer tout seul derrière leur ordinateur. Contraints à une posture magistrale, ils ont le plus souvent été confrontés à des masses d’étudiants atomisés, qui recevaient les cours passivement, bien souvent dans la souffrance et obnubilés par le risque de l’échec aux examens. Pour moi, cette participation massive des collègues à cette mise en scène d’enseignement et d’évaluation a été une véritable source d’écœurement. Il y avait pourtant de réelles alternatives – la transmission de documents écrits, le travail en présentiel par petits groupes diffusé par des podcasts, la suspension de la sélection et de la sanction par les examens –, mais pratiquement personne ne s’en est saisi.

Des «gilets jaunes» à la mobilisation contre la fermeture des universités, vous êtes passée aux manifestations contre le passe sanitaire, dont une version similaire a été mise en place en Suisse. Pour quelles raisons?

Parce qu’on peut facilement démontrer que ce «passe» n’a rien de sanitaire. Ce système est censé créer des «sanctuaires» où l’on serait en sécurité. Mais la réalité, c’est qu’il n’immunise pas contre la circulation virale et qu’il donne un faux sentiment de sécurité, ce qui le rend dangereux. C’est pour cette raison qu’il existe des lieux où le passe est obligatoire et qui se sont révélés finalement être des clusters. Son chantage est par ailleurs inopérant sur beaucoup de publics marginalisés et vulnérables, toujours sans protection vaccinale.

Où vous situez-vous dans le débat polarisé entre les pro- et anti-vaccin?

A la différence du passe, le vaccin a, lui, une longue histoire et c’est un objet de réflexion passionnant. Mais comme tout produit de santé, il faut l’appréhender rationnellement, ni comme un dangereux poison, ni comme la solution magique à tous nos problèmes. Une minorité de gens pensent que les vaccins incarnent le mal absolu. Et dans le camp d’en face, il y a ceux pour lesquels «le» vaccin est forcément «la panacée». Or, ces deux types de posture nous interdisent de penser cet outil. Elles sont dans un rapport infantile et irrationnel à un objet complexe, qui réclame mieux que le régime quasi religieux de la foi et du dogme. On retrouve toujours ce même imaginaire guerrier, opposant le bon et le mauvais camp: une guerre où il n’y a, pour l’instant, pas de sang versé, mais où la violence est omniprésente.

Dans cette «guerre», amplifiée par les réseaux sociaux, les points de vue semblent irréconciliables… Qu’est-ce qui peut encore nous faire tenir ensemble?

La seule issue que j’envisage est la reconquête des espaces communs et du temps partagé ensemble dans la durée. Tant que chacun restera isolé derrière son écran, on retrouvera nécessairement les mêmes comportements d’opposition et de polarisation des camps. En partageant des lieux communs où l’on éprouve ensemble, dans le temps long, des désaccords et des solutions, on apprend au contraire à se connaître, à se supporter et même à s’apprécier en dépit de nos divergences. De ce point de vue, la digitalisation en cours de toutes nos activités sociales constitue une véritable menace.

Quels peuvent être ces lieux et ces temps partagés?

Les premiers lieux dont nous disposons, et qui sont en train d’être détruits, ce sont les lieux d’éducation et de formation, et, plus généralement, tous ceux où circule du savoir: la rédaction d’un journal, un institut socio-éducatif, une entreprise dont la préoccupation n’est pas la prédation et le profit mais bien le travail, dans lequel se cristallisent du savoir et des pratiques expérimentales.

Si ces espaces et ce temps existent, pourquoi dites-vous qu’ils sont en train d’être détruits?

Parce que cette crise, au nom de l’urgence et de la distanciation sociale, ne cesse de réduire le temps et l’espace partagés en commun. Le télétravail, l’enseignement à distance et la télémédecine créent des communautés virtuelles qui n’ont rien à voir avec un collectif charnel, où les gens se confrontent réellement les uns aux autres. Il faut reconstruire le temps et l’espace communs nécessaires à une démocratie réelle, faire en sorte que la conflictualité soit quelque chose qui nous élève au lieu de nous détruire. Si ces conditions d’espace et de temps ne sont pas réunies, c’est la démocratie elle-même qui se détruit.

Quels vœux formulez-vous, pour ces prochains mois, pour nos démocraties en crise sanitaire?

Que nous nous emparions de cette crise pour nous mettre enfin à faire de la politique. Le précédent des «gilets jaunes» a montré la voie. On y a vu des classes populaires, que les éditorialistes déclaraient «apolitiques», se politiser d’une manière impressionnante, en réfléchissant par exemple aux problèmes fondamentaux de la démocratie, à travers l’organisation de débats et d’assemblées. Mais si j’espère une véritable politisation des citoyens sur ces questions de santé et d’écologie, je constate que tout est mis en œuvre, du côté des pouvoirs en place, pour essayer de l’empêcher. C’est pour cette raison que nos premiers combats doivent être ceux de la défense de l’espace public et de la préservation des libertés académiques, de plus en plus menacées.