Quand il nomma Jack Lew au poste de secrétaire au Trésor, le président américain Barack Obama ne manqua pas d’ironiser sur la signature de son futur ministre des Finances censée figurer sur chaque dollar nouvellement imprimé: «Jack m’a assuré qu’il allait travailler pour rendre lisible au moins une lettre [de sa signature] afin de ne pas dévaluer notre monnaie.» Entre-temps, Jack Lew a modifié sa signature. L’anecdote prête à sourire. Or aux Etats-Unis, l’écriture cursive (ou liée) est au cœur d’un vif débat entre ceux qui estiment que dans un XXIe siècle résolument numérique, l’enseigner n’a plus de sens et ceux qui la voient comme un moyen de rester connecté à son héritage culturel.

La controverse est née de la décision de l’Association nationale des gouverneurs de 2010 de fixer des Common Core Standards, des objectifs pédagogiques communs en mathématique et en anglais adoptés par 45 des 50 Etats américains. L’un d’eux consiste à maîtriser le clavier d’ordinateur dès la 4e année primaire. Mais la directive passe sous silence l’enseignement de l’écriture cursive. Manière de laisser libres les Etats de l’imposer ou de le supprimer. Sandra Wilde est professeure au Hunter College, une université de Manhattan spécialisée dans les sciences de l’éducation, et siège au Conseil national des enseignants d’anglais: «Très peu d’écoles enseignent encore l’écriture manuelle, dit-elle. Elles réalisent qu’elle est très peu utilisée dans le quotidien.» Jusqu’ici, les écoliers américains apprennent l’écriture manuelle dès l’école enfantine en commençant par le script. Ce n’est qu’à partir de 8 ou 9 ans qu’ils apprennent l’écriture liée. La mise en œuvre des objectifs communs en maths et anglais doit commencer au début de 2014. Et une majorité d’Etats ne jugent plus nécessaire d’enseigner l’écriture cursive.

A l’automne 2012, un rapport de l’Association nationale des directions de l’éducation des Etats américains montrait que les élèves en 3e année primaire ont un enseignement de l’écriture de 15 minutes en moyenne par jour. Il y a une génération, celui-ci durait de 30 à 45 minutes. «Si vous consacrez trop de temps à l’écriture, vous perdez l’objectif principal de l’enseignement: inciter les élèves à exprimer des idées», poursuit Sandra Wilde. Mais la professeure n’est pas une abolitionniste invétérée: «Il est utile d’apprendre aux enfants de l’école enfantine à former des lettres. Mais avec le temps, les élèves doivent pouvoir développer une écriture individuelle.»

Sandra Wilde comprend que l’abandon progressif de l’écriture liée puisse choquer en Europe, surtout dans l’espace francophone: «En français, la dictée a longtemps été sacrée. En anglais, cela n’a jamais été le cas. L’écriture s’apprend avant tout en lisant et en mémorisant des sight words, des mots courants.» Kate Gladstone, directrice du Concours mondial d’écriture à Albany, est catégorique: «Rien ne prouve que l’écriture cursive rend plus intelligent, qu’elle est plus élégante et plus humaine.» Dans les curriculums, le monde d’aujour­d’hui exige de développer d’autres compétences.

La disparition progressive de l’écriture liée suscite toutefois une levée de boucliers dans certaines régions des Etats-Unis. La Caroline du Nord vient d’adopter une loi imposant l’écriture cursive au même titre que les tables de multiplication. La Californie et la Géorgie ont déjà agi dans ce sens. L’Indiana et la Caroline du Sud pourraient eux aussi exiger un tel enseignement. Tous craignent l’avènement d’une nouvelle génération d’illettrés, incapables d’écrire et de lire en attaché. Des parents inquiets ont inscrit leurs enfants à des cours parascolaires pour maintenir cette aptitude. Spécialiste de l’écriture manuelle, Michelle Dresbold le souligne dans le Wall Street Journal : «Taper des caractères sur son clavier ne développe pas autant le cerveau qu’écrire à la main, un moyen tactile d’expression qui a ses racines dans les peintures rupestres.» Utiliser sa plume, «c’est faire descendre des informations de son cerveau. Sans cela, les enfants ne réfléchissent pas avec la même profondeur», poursuit-elle.

Chercheuse en neurosciences à l’Université de l’Indiana, Karin James a analysé, à l’aide de l’imagerie médicale, l’impact de l’écriture sur le cerveau. Dans la Niagara Gazette, elle affirme que l’enseignement de l’écriture manuelle, surtout cursive, favorise l’apprentissage de la lecture et l’acquisition de compétences motrices qui servent au développement cognitif de l’enfant. L’écriture manuelle stimulerait aussi les synapses et favoriserait la synchronisation des hémisphères gauche et droit du cerveau.

L’argument neuroscientifique n’est pourtant pas le premier avancé par les opposants à la suppression de l’enseignement de l’écriture cursive. Ceux-ci la jugent nécessaire pour rester connecté à l’Histoire et à son héritage culturel. Sans écriture liée, comment lire la Déclaration d’indépendance ou des documents rédigés par Abraham Lincoln? C’est, estiment-ils, une manière de se priver d’une forme d’art.

«Rien ne prouve que l’écriture cursive rend plus intelligent, qu’elle est plus éléganteet plus humaine»