La figure du médecin paternaliste a vécu. Si le patient s’inclinait encore il y a peu devant le détenteur d’un savoir inaccessible au commun des mortels, il revendique aujourd’hui le droit d’être informé. Mais aussi d’être écouté. Or, dans sa course à l’hypertechnicité, la médecine met à mal cette aspiration, affirme Béatrice Schaad, cheffe du Service de la communication du CHUV.

A son initiative, l’Espace Patients & Proches (EPP) a vu le jour en 2012 dans le grand établissement vaudois. Sa mission? Recueillir les doléances de ceux qui vivent mal leur expérience de l’hôpital. Recensés dans des rapports disponibles en ligne (voir l’encadré ci-dessous), ces griefs ciblent en priorité les relations avec les soignants. Loin devant d’éventuelles erreurs médicales.

Renouer le dialogue, si besoin au moyen d’une médiation, s’avère crucial pour un hôpital comme le CHUV. D’autres établissements suisses traitent aussi les plaintes de leurs usagers à l’interne. Ne serait-ce que pour prévenir une issue judiciaire au conflit.

Lire aussi: André Grimaldi: «On ne peut pas réduire le patient à un unique objet de soins»

Dans un contexte de fragmentation accrue des soins, les malades, ballottés d’un spécialiste à l’autre, ont du mal à nouer un lien. Mais cette évolution n’est pas plus enviable pour les médecins, dit Béatrice Schaad, car ils n’ont plus une vue d’ensemble de leurs patients. Au risque que leur empathie ne s’érode. L’EPP a d’ailleurs été surpris que certains d’entre eux poussent aussi sa porte pour se confier.

Forte de ce constat, Béatrice Schaad a soutenu en 2017 une thèse de doctorat en sciences de la vie intitulée: «Je ne suis pas un numéro. Quand patients et professionnels souffrent à l’hôpital». La même année, la Faculté de médecine de Lausanne lui a confié un enseignement centré sur le conflit entre soignants et soignés.

Une mission qui se voit aujourd’hui pérennisée avec sa nomination au poste de professeure. Avant de prononcer sa leçon inaugurale*, cette adepte de trail de montagne issue d’une famille de scientifiques souligne l’importance de sauvegarder la subjectivité des patients mais aussi des médecins, à l’heure où l’intelligence artificielle gagne du terrain dans le domaine de la santé.

Le Temps: Pourquoi la Faculté de médecine de Lausanne vous a-t-elle confié un enseignement dès 2017?

Béatrice Schaad: Dès l’ouverture de l’EPP, en 2012, il y a eu une double volonté: restaurer le lien de confiance entre patients et professionnels – lorsqu’il est mis à mal – et mieux comprendre les éventuels dysfonctionnements de la mécanique hospitalière, grâce aux doléances recueillies. Accorder une place à la perception des usagers – patients, proches mais aussi professionnels – dans un monde basé sur la preuve scientifique était une chance que je dois au directeur en partance, Pierre-François Leyvraz. Le CHUV et la Faculté de médecine ont par la suite souhaité exploiter ce matériau, très riche, pour élaborer un enseignement spécifique.

La problématique du conflit est au cœur de votre enseignement. Comment l’abordez-vous?

Avec les médiateurs de l’EPP, ainsi que la Dre Céline Bourquin, responsable de recherche au Service de psychiatrie de liaison du CHUV, nous insistons sur l’utilité de traiter le conflit dès son apparition. Il est en effet tentant de penser qu’il disparaîtra de lui-même une fois que le patient aura quitté l’hôpital. Or, une majorité de malades sont amenés à revenir au CHUV un jour ou l’autre. Et bien souvent, l’insatisfaction non résolue lors de leur première visite les accompagne.

Lire également: Nicolas Senn, médecin au chevet de notre système de santé

Concrètement, comment prendre le taureau par les cornes?

Il faut verbaliser sans tarder l’existence de la difficulté («je remarque que quelque chose ne va pas»). Car du point de vue du patient ou de ses proches, être entendu, c’est être soigné. Pour eux, la communication fait partie de la prise en charge clinique. Exprimer des regrets qu’une situation soit éprouvante contribue aussi à désamorcer une tension naissante.

Alors que les médecins ont été incités à laisser leurs «émotions au vestiaire», selon leur propre expression, vous les amenez au contraire à se livrer. Pourquoi?

Cela constitue l’autre axe de l’enseignement. Chaque étudiant évoque une difficulté vécue en tant qu’observateur ou acteur dans une situation précise. Le but est de favoriser la réflexivité: les participants analysent ce qui s’est passé mais aussi l’impact que cela a eu sur eux. Etre conscient de ses propres réactions aide notamment à repérer ses mécanismes de défense, dont on sait qu’ils peuvent favoriser une spirale du conflit.

«Une jeune médecin m’a un jour dit: «Quand je me suis entendue parler de cette façon à mon patient, j’ai éprouvé comme un rejet de moi-même et une envie d’abandonner la médecine.»

Béatrice Schaad

Vous attirez aussi l’attention des étudiants sur le risque que l’empathie s’étiole quand on est plongé dans le grand bain de l’hôpital. Comment expliquer ce phénomène?

Il faut savoir que durant son hospitalisation, un patient est vu par une kyrielle de professionnels, entre 44 et 75, selon les études dans la littérature scientifique. Cette fragmentation des soins est non seulement mal vécue par certains malades, qui disent se sentir perdus dans cette grande mécanique, mais elle pèse aussi sur les soignants, qui doivent reconstituer le parcours de leurs patients. Par ailleurs, les compétences requises par une médecine toujours plus technologique mobilisent beaucoup leur attention.

Il faut aussi noter que la relation médecin-patient évolue en reflétant des changements observés à une plus large échelle, dans la société. Certains malades sont plus enclins à la confrontation, exigeant ce à quoi ils estiment avoir droit.

Lire toujours: «Ces médicaments chers qui m’ont sauvé la vie»

Que faire, malgré tout, pour préserver l’empathie des médecins?

Les professionnels de la santé ont, de manière générale, à cœur de préserver un lien de qualité. Ceci dit, les pressions économiques, temporelles, et la prise d’assaut du domaine de la santé par les GAFAM, qui cherchent à numériser l’individu au détriment de sa subjectivité, peuvent mettre la relation en péril.

C’est pourquoi nous encourageons les étudiants à se questionner sur le professionnel de la santé qu’ils souhaitent devenir. On les met aussi en garde contre les effets d’une négligence relationnelle sur leur propre motivation. Une jeune médecin m’a un jour dit: «Quand je me suis entendue parler de cette façon à mon patient, j’ai éprouvé comme un rejet de moi-même et une envie d’abandonner la médecine.»

Comment expliquer la surprise des professionnels face aux plaintes ciblant leur défaut d’écoute, voire leurs dérapages verbaux?

Leur étonnement vient surtout du fait que la colère est rapportée à un tiers, en l’occurrence l’EPP. Notez que les patients et leurs proches se montrent toujours plus exigeants sur la qualité relationnelle. Elle cristallise d’autant plus les critiques qu’elle est plus facile à cerner, contrairement aux questions d’ordre médical. Les usagers commencent ainsi par pointer la relation avant de dérouler d’autres types de griefs concernant leur prise en charge.

La surprise des soignants peut s’expliquer aussi par le temps qui s’est écoulé entre les faits et le dépôt d’une doléance. Il est vrai que franchir le pas ne va pas de soi; 7% des patients se plaignent une année après leur hospitalisation.

«Le danger qui nous guette, avec la place grandissante des technologies dans les soins, c’est la dépersonnalisation.»

Béatrice Schaad

Pour se justifier, ils évoquent la peur de représailles…

Ils disent mesurer leur vulnérabilité vis-à-vis des soignants et ne souhaitent donc pas faire de vagues durant leur séjour.

Mieux écouter le patient, c’est lui accorder plus de temps. Or nombre de soignants disent en manquer. Est-ce une fatalité?

Je ne crois pas que ce soit la clé du problème. Etre attentif et bienveillant n’exige pas forcément beaucoup de temps. Le danger qui nous guette, avec la place grandissante des technologies dans les soins, c’est la dépersonnalisation. Le professionnel de la santé serait ainsi réduit à une fonction dont on est en droit d’attendre des actes. Et le patient deviendrait le destinataire désincarné de ces actes. La qualité de la relation thérapeutique dépend de notre capacité à préserver la subjectivité de chacun.

Lire enfin: Au CHUV, les médecins passent trois fois plus de temps devant leur écran qu'avec leurs patients

Dans cette optique, le concept de patient-partenaire, qui promeut une implication plus grande des malades dans leur santé, doit-il être soutenu?

On observe effectivement un souhait de la part des patients, mais aussi des proches, de participer davantage à la prise en charge. Un proche peut détenir une forme d’expertise qu’il lui tient à cœur de partager. Le CHUV a d’ailleurs plusieurs projets pour favoriser la coopération entre tous les intéressés. Mais certains patients ne tiennent pas du tout à devenir des partenaires, préférant s’en remettre aux professionnels. Chacun doit être considéré dans sa singularité.

Quel avenir prédisez-vous à la médiation, telle qu’elle est proposée au CHUV?

Elle a sans doute encore un grand rôle à jouer, puisqu’elle permet de reconstruire un lien mis à mal par l’évolution de la médecine, grâce à la place qu’elle accorde au récit de chacun. Mais on ne doit l’activer qu’en seconde ligne. La relation et l’écoute ne doivent pas être «délocalisées» dans un espace dédié.

* Leçon inaugurale, lundi 9 décembre à 17h15, au CHUV, Auditoire César Roux.


Des mots pour dire la souffrance à l’hôpital

Extraits de témoignages recueillis par l'Espace Patients & Proches du CHUV, depuis sa création en 2012

  • Patients et proches

«Au niveau technique, il n’y a rien à dire et je suis aujourd’hui complètement rétablie. Pourtant, je porte encore les stigmates de ce séjour chez vous: l’angoisse liée à l’absence d’information, le sentiment de ne pas avoir été considérée comme un sujet digne d’être écouté et entendu me poursuivent encore.»

«Je vois ces grands panneaux «empathie», «transparence», «compétence» qui m’accueillent à la sortie du métro et qui entrent en contradiction brutale avec ce que j’ai vécu.»

«Oui, le médecin m’a reçu pour discuter, mais l’accent de sincérité manquait.»

«C’est une position difficile de se plaindre de la personne qui va opérer son enfant.»

  • Médecins

«Notre priorité est l’urgence vitale; ensuite vient la masse administrative à gérer; et s’il reste quelque chose, on va parler avec le patient.»

«Je ne peux pas être papa et maman pour elle. Moi je dois tout gérer? […] Mon job de professionnel, je l’ai fait.»

«Je n’avais pas compris que vous aviez si peur. Vous nous accusez toujours d’avoir commis une erreur médicale et ne parlez pas de vos inquiétudes.»

«En fait, j’étais très inquiet pour mon patient. Quand c’est comme ça, je me comporte en leader. Et certains patients le prennent mal, car ils pensent que je joue à Dieu.»