La bohème chic de Valeria Bruni Tedeschi
La cinéaste
Elle voit et filme la vie avec humour et émotion. Visite ludique dans l’appartement parisien d'une femme attachante entre vieux meubles et montagne de Lego. Début mars, la comédienne réalisatrice participe aux rencontres du 7e art à Lausanne

Valeria Bruni Tedeschi, c'est d’abord des scènes qu’on n’a jamais oubliées et qui s’invitent dans la mémoire alors qu’on tape le code d’entrée d’un majestueux immeuble haussmannien, situé juste en face du jardin du Luxembourg, sur la rive gauche parisienne. On la revoit danser sur Patti Smith, au début des années 1990, avec sa grande complice Noémie Lvovsky dans la scène d’ouverture d’Oublie-moi, déjà habitée par une dinguerie merveilleuse, et incarner, dans tant de films réconfortants, l’amoureuse refusant d’être éconduite, cabrée obstinément contre le désastre de l’abandon. Une blonde sublime, aux yeux bleus hypnotiques et à la voix tellement singulière, aimant jouer à se planquer derrière ses cheveux ou ses manches, traversée par les fous rires nerveux ou les larmes, immense éponge à émotions.
Valeria Bruni Tedeschi, c’est surtout ce double de cinéma qu’elle a fait surgir en devenant réalisatrice, et qui lui permet d’exposer toute la gamme des fêlures intimes, avec un sens merveilleux de la tragicomédie. Elle était née avec la possibilité de devenir une femme fatale, elle passe tout au tamis du burlesque, incarnant cette femme clown si attachante et proche. «Quoi qu’on fasse, comme actrice ou dans les personnages qu’on écrit, il faut toujours trouver le clown. C’est important parce que ça enlève l’esprit de sérieux, et parce que je pense que la condition humaine est clownesque. C’est comme ça que j’aime regarder l’existence: même dans les situations les plus sombres, il faut vraiment s’obliger à chercher l’humour. Après, il y a des gens qui sont drôles quand ils jouent et qui ne le sont pas dans la vie. On fait ce qu’on peut», jette-t-elle en ponctuant sa dernière phrase d’un petit sourire d’excuse, alors que c’est une femme relativement insaisissable et pressée qui nous accueille dans son immense appartement. Une femme contrariée surtout, comme elle le dit avec franchise, par la grippe qui monte et le fait d’avoir à s’arracher à l’écriture de son prochain film pour parler, une énième fois, d’elle. «C’est un moment un peu difficile d’écriture et c’est tout un travail de s’obliger à rester concentrée. Quand on se déconcentre, c’est difficile d’y retourner ensuite.»
Femme de clan
Aujourd’hui, donc, Valeria Bruni Tedeschi a l’esprit ailleurs, mais cela ne l’empêche pas d’ouvrir une fenêtre sur son existence, où ses proches semblent aller et venir aussi librement chez elle que les émotions dans ses films: après trente minutes de discussion express, on verra successivement débouler une bande de jeunes comédiens du Cours Florent – venus bénéficier de son aide pour répéter une scène de Jean-Paul Sartre –, Noé, son fils de 6 ans, – échappant à la surveillance de la nounou pour bondir tel un ressort infatigable dans le grand vestibule – et un ami proche apparu sans prévenir pour jouer avec l’enfant. Sans oublier Pinky, le chiot adopté un mois plus tôt et bien résolu à mordiller les pieds de sa maîtresse.
Dans ses 250 mètres carrés où le parquet a connu tellement de passages au fil des siècles qu’il grince orgueilleusement, c’est d’abord le désordre joyeux de la vie qui meuble les lieux. «Moi, ce que j’aime bien, c’est «on s’en fout», s’amuse d’ailleurs la propriétaire quand on lui demande comment elle envisage son espace de vie. Elle a même stocké ses trophées de cinéma, nombreux, en trente ans de carrière, dans une pièce-cagibi loin des regards. A la place s’offrent aux visiteurs des enfilades de pièces chargées de vieux meubles pleins d’âme, «des choses de famille», incarnant silencieusement tous les lieux où elle a grandi. Dans ses films, Valeria Bruni Tedeschi parle d’ailleurs beaucoup de son clan. En 2003, dans Il est plus facile pour un chameau..., elle racontait la mort du père vénéré et sa culpabilité d’avoir hérité de ce capitaine d’industrie italien. Elle exposait aussi leur secret de famille: la sœur cadette était née des infidélités d’une mère artiste et fantasque, Marisa Borini, qu’elle fait, depuis, jouer devant sa caméra.
Dans Actrices, elle racontait une infertilité douloureuse, et l’amour naissant avec un comédien plus jeune, incarné par le père de sa fille adoptive, Louis Garrel. Dans Un Château en Italie, elle laissait entrevoir le déchirement de la mort du frère et celui de la vente de la grande maison de famille. Dans Les Estivants, douleur encore, celle d’avoir été quittée pour une autre, mais vécue au milieu d’une famille surdouée pour l’incommunicabilité: «On se rend compte que ce n’est pas toujours possible de se parler. Parfois ça bute, malgré toute la bonne volonté.» Dans son dernier film, cette femme de clan qui semble aimer tourner avec ses réalisateurs fétiches quand elle est comédienne, a également offert un rôle à Oumy, sa fille de 11 ans, qui observe l’ébullition des névroses familiales d’un œil très circonspect. «C’est comme si c’était la plus adulte de tous. Elle est très intelligente et très mûre. Dans la vie, elle est plus enfant que son personnage mais c’est elle qui l’a créé, sans que je le veuille, car sur le papier ce n’était pas vraiment ça», souffle la mère, très fière.
Revivre ses 20 ans
Elle a scotché des grandes feuilles pleines de numéros de téléphone, de menus et de plannings sur tous les murs d’une cuisine tout droit sortie des années 1950 avec son vieux mobilier en formica, laissant entrevoir une vie rythmée par les emplois du temps des enfants quand elle ne travaille pas. Dont celui, quasi militaire, de sa préadolescente désormais lancée dans une option sport-études à l’école: «Elle fait de la danse classique, et c’est très particulier le sport-études. C’est un rythme intense, les parents doivent être très près pour les soutenir.» La cuisine, c’est aussi l’endroit où elle dit aimer parler, travailler et recevoir, car «le salon est surtout devenu la deuxième chambre de Noé. Il l’a totalement envahi. Les pièces de la maison changent d’utilisation selon les âges des enfants et là, avec le chien, on va bientôt devoir s’en aller parce qu’il est en train d’envahir lui aussi l’appartement», plaisante-t-elle. Mais déjà les étudiants arrivés tout à l’heure l’attendent pour travailler.
Et déjà, celle qui semble si familière dans ses films et si insaisissable aujourd’hui se sauve vers cette jeunesse dont elle dit vouloir faire le thème de son prochain film: «Si j’arrive à l’écrire, ça sera avec des jeunes gens. Ça me plaît de travailler avec des très jeunes gens, dans une idée de me confronter à mes 20 ans, de les faire revivre.» Un dernier sourire magnétique et la voilà enfuie, non sans avoir invité à rester si l’on veut pour fureter librement dans les pièces. Polie, on ne s’attardera pas, refermant toute seule la porte en emportant une dernière image de Valeria Bruni Tedeschi qu’on n’oubliera pas, elle non plus. Celle d’une cinéaste comédienne respectée en train d’enlever à la main un énorme amoncellement de Lego sur un canapé, afin de pouvoir s’asseoir et regarder jouer la jeunesse. Dans une pièce où tout est définitivement jeu. Et tout définitivement clownesque.
Rencontres 7e Art, Lausanne, 4 au 8 mars 2020.
Projection de «Il est plus facile pour un chameau» au Cinématographe, 6 mars, 21h.
Projection de «Un Château en Italie», Pathé, Les Galeries, 7 mars, 12h30.
Masterclass de Valeria Bruni Tedeschi précédée de la projection «Une jeune Fille à 90 ans» à l’ECAL, 7 mars, 14:30.